INES OSEKI-DEPRE Théories et pratiques * de la traduction littéraire Chapitre 1

INES OSEKI-DEPRE Théories et pratiques * de la traduction littéraire Chapitre 1 Les théories prescriptives 1 LES PRÉCURSEURS Les théories prescriptives de la traduction rejoignent les théories normatives de la langue française. On peut considérer que font partie de ces théories les théo­ ries qu'on appellera classiques, construites à partir des remarques d’un traducteur- auteur qui se pose en exemple et dont la traduction illustre les propos qu'il énonce. Cette théorie, tout en s’appuyant sur des confessions personnelles de traducteurs, défend une argumentation qui prône l’élégance e t/o u l’adaptation aux habitudes de la langue d’arrivée au détriment d ’une exactitude qui serait en quelque sorte étriquée. Cicéron est incontestablement le premier théoricien de ce courant1 ; on peut trouver, dans la préface à sa traduction des Discours de Démosthène et d ’Eschine2, qui est un traité sur l’éloquence, les propos suivants : . < Je ne les ai pas rendus en simple traducteur (ut interpres), mais en orateur (sed ut oratnr\ respectant ieurs phrases, avec les figures de mots ou de pensées, usant toutefois de termes adaptés à nos hab itudes latines. Je n'ai donc pas jugé nécessaire d'y rendre chaque mot par un mot (verbo verbum reddere) ; pourtant, quant au génie de tous les mots et à la leur valeur, je les ai conservés... J'ai cru, en effet, que ce qui importait au lecteur, c'était de lui en offrir non pas le même nomb re, mais pour ainsi dire le même poids (Non enim adnu- merare sed tanquam adpendere)3. » Dans la pratique, Cicéron qui souhaite instaurer l’éloquence attique comme modèle rhétorique suprême, de même que du Bellay en France plus tard, prône l’imitation des Grecs, et la traduction, dès lors, n’est qu’un moyen d’accès pour ceux qui ignorent le grec. Sa traduction est donc à la fois paraphrastique et latine et son travail de traducteur est l’oeuvre d’un rhétoricien. Il est important de souligner la distinction qu’établit Cicéron, écrivain de l’apogée de la langue latine entre, d’une part, le « simple traducteur » et « l’ora­ teur », qui ne traduit pas mot à mot et, d’autre part, le fait que celui qui se soucie 1 Cicéron, Du meilleur genre d'orateurs, Paris, Les Belles Lettres, 1921. Le texte de Cicéron devait servir de préface à une traduction restée introuvab le (Les Discours d'Eschine et de Démosthène). 2 Orateurs de l'école attique dont la joute semb le, aux yeux de Cicéron, l'exemple suprême de l'art oratoire grec et qu'il s'agit pour les Romains d'« imiter», op. cit. 3 C'est nous qui soulignons; traduction Henri Bornecque, op. cit., p. 111. 20 • Pa r tie I Théories du lecteur utilise les termes «adaptés aux usages latins». On voit déjà apparaître ici le lien qui unit le sens à la préoccupation de la réception, question sur laquelle l’on aura l’occasion de revenir plus loin. Si Cicéron, se plaçant résolument sur l’un des versants de la traduction, celui qui est orienté vers le public, et par conséquent vers la langue d'arrivée, devient la référence explicite ou implicite des traducteurs ultérieurs, depuis saint Jérôme, cinq siècles plus tard, jusqu’à un courant (majoritaire) de traducteurs contem ­ porains, son influence sera surtout très nette auprès de tous les traducteurs fran­ çais classiques, du x\ ïc au X V IIIe siècle. Chez saint Jérôme (347-420 ap. J.-C.), le traducteur de la Bible (la Vulgate latine) toutefois, la situation est plus ambivalente en raison de la dichotomie qui s’installe, dès avant l’avènement du christianisme, entre la traduction des textes religieux et la traduction des textes profanes. Pour lui, en effet, il y a lieu de distinguer le texte religieux, « où l’ordre des mots est aussi un mystère », des autres. La dualité se place ici entre le mot pour le mot de la traduction religieuse, ou le sens pour le sens des autres traductions, dualité entre traduction fidèle pour le sacré et traduction libre pour le texte profane. On rappelle que la tâche attribuée au père de i’Eglise était au départ la traduction de la Bible à partir du grec (la Septante) et que, selon les com m enta­ teurs1, insatisfait de celles-ci, saint Jérôme a entrepris de la traduire directement de l’hébreu, langue qu’il possédait également, en plus du grec, du latin et d’autres parlers vulgaires. D ’autres traductions sont à mettre à son actif, parmi lesquelles VHistoire ecclésiastique d ’Eusèbe, qui raconte l’épisode des martyres de Lyon. D'Eusèbe, il a traduit également les Topiques, dont il complète d’abord les lacunes en grec, avant de les traduire en latin. Sa passion pour Didvme l’Aveugle lui a fait traduire le Traité du Saint-Esprit, dans la préface duquel il précise sa position de traducteur : « J’ai mieux aimé paraître comme le traducteur de l’ouvrage d ’autrui que de me parer, laide petite corneille, de brillantes couleurs empruntées2.» Donc, il se veut plutôt traduc­ teur que plagiaire ou imitateur, à la différence de Cicéron. En réalité, la question est bien plus ardue et saint Jérôme se voit souvent déchiré entre les deux positions, même lorsqu’il s’agit du texte religieux. Dans De optimo genere interpretandi, ne dit-il pas : « Il est malaisé quand on suit les lignes tracées par un autre, de ne pas s'en écarter en quelque endroit ; il est difficile que ce qui a été b ien dit dans une autre langue garde le même éclat dans une traduction. |...| Si je traduis mot à mot, cela rend un son ab surde; si, par nécessité, je modifie si peu que ce soit la construction om le style, j'aurai l'air de déserter le devoir de traducteur5 ... » Les remarques sur l’art de traduire n’abondent toutefois pas dans ses préfaces. Dans l’œuvre citée, il énonce son grand principe traductif : « non verbum e verbo, sed sensum exprimere de sensu», traduire «plutôt le sens que les 1 Gilles Dorival, Conférence sur la Septante, Université de Provence, ¡996. 2 Valéry Larb aud, Sous l'invocation de saint ¡eróme, 1946, 6e éd., p. 48. .) Michel Ballard, De Cicéron à Benjamin, P.U.L.. 1991, p. 61. Les théories prescriptives »21 mots des textes», suivant les grands classiques latins, Plaute, Térence, Cicéron. Suit une démonstration selon laquelle les évangélistes et les apôtres pratiquant l.i traduction libre de ¡’Ancien Testament, les traductions de la Septante1 sont infidèles à la vérité hébraïque. Selon lui la plus grande qualité de la traduction est la simplicité. Dans cette Lettre LV II, se trouve l’essentiel de son art de traduire et rénum ération des difficultés rencontrées, et dans la Lettre X X , ses remarques sur l’impossibilité de traduire les mots étrangers, qu’il vaut mieux conserver tels quels. Il évoque également Horace pour justifier l’écart par rapport aux mots : « Horace, lui aussi, cet homme si fin et si docte, trace, dans son Art poétique, les mêmes règles à un traducteur lettré : « Tu ne te soucieras pas de rendre chaque mot par un mot, tout en restant fidèle interprète [...J. Ce qu'il vous plaît d'appeler l'exactitude de la traduc­ tion, les gens instruits l'appellent mauvais goût. » Il n’en demeure pas moins que la traduction de saint Jérôme est considérée comme un m onum ent dont la créativité n’est pas exclue, ce qui explique ses contradictions. Comme le signale Valéry Larbaud (dans Le Patron des traducteurs)1, «il a désiré, comme tout écrivain digne de ce nom, l’immortalité littéraire, et il se l’est promise, conscient de sa propre valeur, en termes précis et magnifiques, à la fin de l’Epitaphe de saint Paul ( Lettre C V III, à Julia Eustochium) et encore à la fin de l’Épitaphe de Blaesilla (Lettre X X X IX , à sainte Faille) ». Et de rappeler les paroles de Jérôme : « Partout où les monuments de la langue latine {sermonis nostri monumental parv iendront. Blaesilla y voyagera avec mes écrits. Les vierges, les veuves, les moines, les prêtres, la liront implantée dans ma pensée. Un souvenir éternel compensera la b rièveté de sa vie. Elle qui vit dans les deux avec le Christ, vivra aussi sur les lèvres des hommes. Cette géné­ ration passera, d'autres lui succéderont qui jugeront sans amour et sans haine. On placera son nom entre ceux de Paule et d'Eustochium. Jamais elle ne mourra clans mes lit res'. Elle m'entendra toujours parlant d'eile avec sa sœur, avec sa mère. » Mû non seulement par le désir (et la conviction) d ’éternité en tant que traducteur, mais aussi en tant qu’écrivain, et « en dépit de toute son érudition philologique, et de sa passion religieuse, et de ses fureurs de polémiste, et de ses préjugés», saint Jérôme a, selon le jugem ent de Valéry Larbaud, un style plein de grâce et « une pensée vigoureuse et féconde », qui a inspiré plusieurs toiles de maître le faisant apparaître comme l’ancêtre de Dante pour les écrivains chré­ tiens. Sa phrase est «ample» même lorsqu’elle est courte (la résonance), elle crépite par « l’éclat soudain d’un Episcopi au début d’un m ouvem uploads/Religion/ oseki-depre-ines-theories-et-pratiques.pdf

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  • Publié le Oct 27, 2021
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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