Synthèse du dualisme par Jacques DUCHESNE-GUILLEMIN (Revue Synthèse. No 119-120
Synthèse du dualisme par Jacques DUCHESNE-GUILLEMIN (Revue Synthèse. No 119-120. Avril-Mai 1956) Déjà le romantisme, puis le surréalisme ont suscité un renouveau d'intérêt pour la gnose, l'hermétisme, les manichéens, les cathares. Sans parler du mouvement occitan, en lequel prétend se réaffirmer le « génie d'oc », diverses solutions dualistes reparaissent çà et là, chez un H. G. Wells, chez un C. G. Jung. Des trouvailles de documents ont renouvelé la matière : ce furent, dans les premières années de ce siècle, les textes d'Asie centrale puis d'Égypte qui témoignaient directement de la religion manichéenne, puis le Liber de duobus principiis retrouvé en 1939 et qui est maintenant notre source principale sur les Cathares; enfin, plus récemment, les sensationnelles découvertes de textes gnostiques à Nag-Hammadi (Haute-Égypte) et de documents de la secte para-chrétienne de la Nouvelle Alliance à Aïn-Feshkha (Mer Morte). Les deux livres les plus intelligents qui aient été écrits sur le dualisme, ceux de Simone Pètrement, élève d'Alain et amie de Simone Weil, datent de presque dix ans et précèdent ces deux dernières découvertes. Notre connaissance des plus anciennes doctrines de l'Iran, terre classique du dualisme, a été récemment bouleversée par les travaux de Georges Dumézil. Il nous a semblé opportun d'esquisser, pour Synthèses, le paysage général, tel que ces recherches et ces trouvailles permettent de le reconnaître, où doivent se situer les diverses formes du dualisme tant religieux que philosophique. * * * Le terme dualismus a été forgé par Hyde, Historia Religionis Veterum Persarum, 1700, pour caractériser la doctrine iranienne selon laquelle il y a deux principes suprêmes, éternels, l'un bon, l'autre mauvais. Le mot a été repris par Bayle, puis par Leibniz. Chr. Wolff en a étendu l'usage à la métaphysique, l'appliquant à la doctrine cartésienne qui voit dans la pensée et la matière deux substances mutuellement indépendantes. C'est contre ce dualisme que Kant a réagi — et déjà Spinoza — puis Fichte et Hegel par l'idéalisme, les positivistes par le matérialisme. L'attitude cartésienne peut elle-même passer pour une suite de la réaction platonicienne qui, à la Renaissance, succéda à la scolastique aristotélicienne. Toute l'histoire de la philosophie occidentale apparaît ainsi comme une alternance de dualisme et de monisme, puisque déjà Aristote combattait le dualisme de Platon et qu'au monisme aristotélicien et stoïcien succéda une période de néo-platonisme, païen et chrétien, jusqu'au renouveau aristotélicien du XIIe siècle. Platon enfin n'a pas inventé de toutes pièces son dualisme, qu'annoncent Empédocle, Anaxagore, les Orphiques et les Pythagoriciens. Hors d'Europe, le dualisme apparaît dans l'Inde dans la philosophie samkhyâ, mais il est le plus souvent nié (ou surmonté), et cela dans le dogme de l'advaita « non-dualité ». — En Chine il prend diverses formes, depuis celle, élémentaire, de l'opposition Ying-Yang. — D'une façon générale, on peut distinguer dualisme cosmologique, anthropologique, éthique, épistémologique; une forme particulièrement importante de ce dualisme a été définie par Simone Pètrement : le dualisme transcendant, opposant Dieu et le monde. Selon cette philosophie, un tel dualisme caractérise l'éveil de la conscience philosophique, auquel succède généralement, avec la tendance moniste, un durcissement métaphysique, jusqu'au prochain renouveau dualiste. En religion, le dualisme est également répandu et varié. La plupart des peuples en connaissent une forme rudimentaire, le destin de l'homme apparaissant soumis à diverses influences, les unes bonnes, les autres mauvaises, ainsi chez les Indiens d'Amérique, et plus particulièrement chez des démons dont les uns sont bienfaisants, les autres malfaisants, notamment chez les Ainu, les Celtes, les Slaves. Le conflit entre forces du bien ou de l'ordre et forces du mal ou du désordre tient une place importante dans la cosmogonie babylonienne (Marduk-Tiâmat), dans la grecque (Zeus-Titans) et dans toute la religion égyptienne, où s'accuse son côté politique et militaire en même temps que cosmique : Rê (le soleil) luttant contre Anophis, Osiris combattant Set (dieu local soumis à l'empire) sont des archétypes de Pharaon en lutte contre la rébellion, le désordre, le mal. C'est dans la religion iranienne que le dualisme a pris sa forme la plus radicale, et la plus célèbre. Connu des Grecs et des Juifs, le dualisme iranien semble avoir contribué — dans une mesure malaisée à préciser — à la transformation de la religion d'Israël qui amena la naissance du christianisme et, plus encore, celle du gnosticisme, du manichéisme et de la survivance cathare. Son étude est donc capitale pour l'intelligence des origines et de l'histoire du christianisme. Il faut écarter d'abord deux conceptions simplistes : selon l'une, le dualisme est une étape nécessaire dans une évolution, conçue linéairement, allant du polythéisme au monothéisme; selon l'autre, le dualisme naît d'une protestation contre le monothéisme. Pour apprécier la part d'influence dualiste dans le judaïsme, le christianisme, l'essénisme, le gnosticisme, etc., il faut commencer par l'étudier dans sa double source, grecque et iranienne. Le dualisme grec. Pour les Orphiques, le corps était pour l'âme un tombeau (sôma-sêma): le mythe de Dionysos mangé par les Titans, de la cendre desquels l'homme naissait, illustrait cette dualité anthropologique. Le monde entier apparaissait aux Grecs — sauf pour les matérialistes, atomistes, etc. — comme résultant d'une condensation, de l'épaississement, de la dégradation d'une matière subtile, l'éther. Quelque chose de cet élément céleste pénétrait cependant le monde, l'animait comme un souffle (Anaximène, etc.), ou l'organisait comme une pensée (Anaxagore). D'autre part, les Pythagoriciens opposaient à l'Un le Multiple, et la philosophie s'est consumée, peut-on dire, à essayer d'expliquer celui-ci à partir de celui-là. — L'éléatisme notamment est une tentative pour surmonter le dualisme pythagoricien. — L'univers d'Empédocle était soumis au conflit de l'Amour et de la Haine. Platon combine l'éléatisme et la physique ionienne en un nouveau dualisme où s'opposent radicalement le domaine de la pensée et celui de la sensation ; le Phédon respire une Weltflucht, une aspiration à « autre chose »; mais, par sa doctrine de la methexis (participation), Platon combat à la fois l'orphisme, pour lequel le devenir ne communique pas à l'être, et la sophistique, selon laquelle l'esprit n'a pas accès au vrai. Sa doctrine de l'âme, principe de mouvement et d'intelligibilité (Anaximène plus Anaxagore), telle que l'expose mythiquement le Timée, a été interprétée de façon moniste et optimiste : le mal est absence de Dieu (Politique) et l'âme individuelle choisit librement. Dans les Lois, Platon paraît croire un moment à la possibilité d'une Âme mauvaise, mais il s'agit d'une pluralité d'âmes et non de l'Âme du monde, laquelle ne peut être que bonne. Platon a pu connaître le dualisme iranien, mais l'a repoussé. Les disciples de Platon ont pu, tout en se réclamant de lui, être les uns, dualistes, les autres, monistes. Aristote a poussé dans le sens moniste en critiquant le dualisme de Platon : il remplace les Idées séparées par des formes immanentes. Entre ce que Platon séparait, Aristote cherche un lien organique. Il est le premier à construire un Stufenkosmos. Après lui, la participation se mue chez les stoïciens en génération, chez les néo-pythagoriciens en explication, chez les néo-platoniciens en émanation, chez les mystiques, enfin, en illumination. (Hoffmann) Philon le Juif (pour qui l'universel devient personnel : la philosophie tendant ainsi à redescendre vers le mythe, ce qu'elle fera dans le gnosticisme) a de Dieu une conception transcendante : il lui faut un moyen terme entre Dieu et le monde; ce sera le Logos, repris aux Grecs (Héraclite, etc.). Posidonius, préoccupé de réconcilier les contraires par la doctrine des moyens, est le premier à interpréter l'Âme du monde comme moyen terme (doctrine qui n'est pas chez Platon). Plutarque, lui aussi, est obsédé par l'idée d'une médiation entre deux principes radicalement séparés. Se cherchant des autorités en Égypte et surtout en Perse, il fait du dieu Mithra essentiellement un mesitês (médiateur). L'évolution du Platonisme aux premiers siècles de notre ère, si importante pour la formation du dogme chrétien, est mal connue. Les notices de Proclus sur Numénius, Harpocration, Atticus, Plotin, Amelius, Porphyre, Jamblique, procèdent du désir de réfuter, à travers ces philosophes, la doctrine chrétienne de la Trinité. L'époque alexandrine est dominée par les conceptions suivantes : la religion astrale implantée par Platon, développée dans l'Epinomis, chez Aristote, les Stoïciens, aboutit à un fatalisme. Un remède à celui-ci est fourni par la magie, par les mystères, orientaux ou autres, qui raniment la notion orphique de sôma-sêma et l'idée que l'âme, déchue dans un univers dégradé, appartient « au delà » du monde. Les gnostiques, et une partie des hermétiques, en qui s'accentue la Weltflucht, expliquent la création elle-même comme la conséquence d'une chute. Plotin, qui paraît avoir commencé par être gnostique, du rameau romain de la secte dont la bibliothèque a été récemment retrouvée à Nag-Hammadi (Haute-Égypte), réagit contre les gnostiques, auxquels il reproche la grossièreté de leurs conceptions et leur blasphème contre l'univers. Pour lui, le monde n'est pas la conséquence d'une chute, mais d'un rayonnement. Seule l'âme individuelle est tombée. Il essaie de surmonter le dualisme métaphysique, et ainsi font ses successeurs, tous se réclamant de Platon. Comme l'écrit Simone Pètrement, Platon est dualiste au IIe siècle, moniste au IIIe. Toutefois il subsiste chez tous les néoplatoniciens un uploads/Religion/ synthese-du-dualisme-1956-jacques-duchesne-guillemin.pdf
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- Publié le Sep 23, 2021
- Catégorie Religion
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