Revue de l'histoire des religions Tängri. Essai sur le ciel-dieu des peuples al

Revue de l'histoire des religions Tängri. Essai sur le ciel-dieu des peuples altaïques (quatrième article) Jean-Paul Roux Citer ce document / Cite this document : Roux Jean-Paul. Tängri. Essai sur le ciel-dieu des peuples altaïques (quatrième article). In: Revue de l'histoire des religions, tome 150, n°2, 1956. pp. 173-212; doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1956.7167 https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1956_num_150_2_7167 Fichier pdf généré le 11/04/2018 Tângri Essai sur le ciel=dieu des peuples altaïques1 Le culte rendu à Tàngri 1° Les noms de Tângri. — Une première constatation s'impose. Tângri est toujours nommé Tângri, c'est-à-dire qu'il n'est couvert par aucun tabou linguistique. Or, le tabou linguistique existe d'une manière très marquée en Asie centrale. Le nom n'a pas comme en Chine le pouvoir créateur ou dominateur (« Savoir le nom, dire le mot, c'est posséder l'être ou créer la chose. Toute bête est domptée par qui sait la nommer2.7 ») Pour les Turcs et pouî1 les Mongols, dire le mot, c'est au contraire évoquer d'une manière dangereuse pour l'homme, c'est faire surgir l'être ou la chose. Ce que l'on craint on ne saurait en parler — ou si l'on en parle on emploie des circonlocutions, mieux une antithèse. Chez les Oguz, si l'on veut mentionner le loup (animal privilégié du monde turco- mongol, au reste) on ne dit pas : bôri = loup, on dit : kurt = = ver de terre. Le Ciel-Dieu peut être évoqué sans restriction. On a vu qu'on le nommait par quelques-unes - de ses qualités spécifiques (éternel, élevé, bleu/céleste) et que son nom même confondait étroitement la notion divine et la notion céleste, 1) Voir RHfí, GXLIX, p. 49-82, 197-230 et CL, p. 27-54. 2) Marcel Granet, La pensée chinoise, p. 41. 174 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS peut-être plus, indiquait originellement sa fonction d'animateur de l'univers. « L'éternel et suprême Tângri céleste » est un titre marqué de grandeur et de déférence. Les défenseurs de la méthode historico-culturelle affirment que le titre de к Père » est caractéristique de l'Être suprême des primitifs, quoique ne voyant pas dans ce titre l'indication d'une paternité physique mais une « marque de respect, d'amour et de confiance л1. A l'époque où les Turcs étaient encore des pasteurs nomades (civilisation primaire), ils n'employaient vraisemblablement pas le nom « Père » comme épi- thète de Tângri : il n'est nulle part attesté à notre connaissance2. Au contraire, on le rencontre fréquemment aux basses époques. Dans les civilisations qui semblent le plus conservatrices, il apparaît souvent, mais, selon nous, par suite d'une influence chrétienne : « Les Turco-Tatars, chez lesquels le grand Dieu céleste conserve son actualité religieuse plus que chez leurs voisins du nord et nord-est, l'appellent également chef^ maître, seigneur et souvent père3. » Les titres de « chef, maître et seigneur » que mentionne Éliade sont contenus dans le mot. « Khan » attesté dans le nom altaïen et téleutique rie Tengere Kaira Khan {avec un sens plus faible)4 mais aussi-nvec son sens fort dans des temps plus reculés, puisque nous le trouvons déjà aux vine-ixe siècles de l'ère chrétienne dans les inscriptions paléoturques5. II. correspond au nom de même sens employé par les Yakoutes : Toyon — Seigneur, souverain. Il y a lieu de faire remarquer la très grande sobriété avec laquelle Tângri est adoré. On ne trouve pas une kyrielle de titres sonores comme ceux employés, par exemple, dans les 1) P. W. Schmidt, Origine et évolution de la religion, p. 329. 2) Nous avons souvent souligné au cours de cette étude les similitudes existant entre la religion indo-européenne et la religion altaïque. Il est peut-être utile, si l'on pense à des influences réciproques, de se rappeler que le Ciel ou le Dieu à caractères célestes des Indo-Européens est expressément nommé Père. Tel est Zeus Pater (Jupiter) en grec, Dyaush Pitar en indien. 3) Ëliade, Chamanisme, p. 22. 4) Cf. chapitre intitulé « L'effacement de Tângri », § 2, Les Dieux. 5) Inscription d'Ulan Bator. TÀNGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES' 175 hymnes sumériens à chaque enumeration de dieux : « ouragans célestes », « lions terribles », « taureaux mugissants », etc 2° Les représentations de Tângri. — Les ^ voyageurs de toutes les époques ont toujours signalé l'existence d'images de dieux chez les peuples d'Asie centrale. A l'époque moderne, ces statues se nomment « tyns » chez les Tures de Plénisséi et « kurmes » chez les Altaïens. Elles sont faites de matériaux variés, souvent de peau ou de bois. Mais ce sont des images de divinités inférieures. Tous les missionnaires et ambassadeurs occidentaux à l'époque mongole ont parlé de « certaines idoles de feutre fabriquées à l'image d'un homme et placées de l'autre côté de la porte des demeures s1. Plan Carpin fait à leur sujet une grande dissertation. Ces mêmes idoles de feutre sont attestées par Rubruck « comme une poupée ou une statuette ». Marco Polo les sait aussi « en feutre et en drap ». Pordenone les nomme « idoles »2.; Ces représentations de divinités ne sont certainement pas des images de Tângri. Marco Polo a l'air de croire que ce sont des représentations de Natigay (ou Nacigay) : <c Ils ont un dieu qu'ils appellent Natigay... et ils lui font grande révérence et grand honneur. Chacun d'eux en tient un dans sa maison ; il est fait de feutre et de drap3. » Plus loin, il parle d'une statuette « posée par terre » également nommée Natigay. Plan Carpin et Rubruck placent toujours les idoles de feutre accrochées au mur. Ce dernier nous donne une indication précieuse à leur sujet : « ils la nomment le frère du maître... ils la nomment le frère de la maîtresse ». Il parle aussi de 4 autres images dont « l'une petite, efflanquée, est la gardienne de toute l'habitation ». Plan Carpin attribue aux idoles la vertu de gardiennes des troupeaux, fournisseuses de lait et de poulains, toutes qualités qui semblent typiques d'un dieu 1J Plan Carpin, ch. III, I, I. 2) Pordenone, ch. XXXI. 3) Marco Polo, éd, Charignon, t. I, p. 211. 176 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS terrien ou d'un dieu de la fécondité1. On pourrait penser à Umay des inscriptions paléo-turques si Plan Carpin ne donnait le nom d'Itoga (sans doute Etôgâ, Otukân la Terre). Il se peut fort bien d'ailleurs que le franciscain ait confondu les diverses divinités. Marco Polo, plus documenté, dit nettement que ce Natigay (= Itoga) est un « dieu terrien qui garde les enfants, les bêtes et le blé »2. Ce dieu a une famille se composant de femme et d'enfants3. Il semble donc bien acquis que la représentation de' divinités a été chose courante, que des divinités terriennes ou fécondatrices ont eu leurs images mais que, sans doute, d'autres divinités en avaient aussi. Parmi elles, se peut-il qu'il y ait eu Tàngri ? Nous avons un seul document ancien, mais on ne peut le passer sous silence. Les sources chinoises4 rapportent que, en 121 avant Jésus-Christ, un général, ayant battu les Hiong-nu dans plusieurs combats successifs, rapporta comme trophée une statuette en or devant laquelle le roitelet des Hiong-nu sacrifiait au Seigneur du Ciel. De Groot émet timidement l'opinion qu'il s'agit là d'une idole dorée importée d'un autre pays. Le P. W. Schmidt discute largement cette opinion5. Il est vrai que la confédération des Hiong-nu n'était certainement pas composée des seuls peuples altaïques et que, d'autre part, des contacts avec des religions étrangères avaient déjà eu lieu à cette époque reculée. Le Bouddhisme, singulièrement, s'était installé avec force dans le Turkestan oriental dont il avait fait sa terre d'élection. Or, nous savons que ce roitelet hiong-nu vivait dans la région nord-ouest du Kan-su où les influences du Bouddhisme avaient pu se faire sentir. Il n'y a donc, selon nous, aucune possibilité de conclure. Si 1) Plan Carpin, ch, III, I, I.. 2) Son caractère de protecteur du blé dénote une origine ou une contamination étrangères au nomadisme pastoral des turco-mongols, pour qui la culture des céréales est récente» 3) Marco Polo, éd. Charignon, t. I, p. 211 sq. 4) De Groot, Die Hunnen der Vorschristlichen Zeit, p. 120 ; Wieger, Textes historiques, I, p. 479. 5) P. W. Schmidt, Der Ursprung der Golíesidee, p. 13 et 14. TÁNGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 177 nous avions des documents plus récents, nous pourrions approcher de quelque certitude. Nous pouvons évidemment supposer que Tângri étant plus particulièrement le dieu de l'État, le dieu du Kaghan, sa statue peut avoir été moins répandue que celles des autres dieux inférieurs aux attributions familiales. L'argument est faible et nous aurions sans doute raison de croire que les Altaïques, semblables en cela aux anciens Germains, estimaient que « d'enfermer Dieu dans une image était contraire à la grandeur céleste »x. C'est encore à une religion étrangère que l'on a voulu attribuer les tablettes portant écrites le nom de Dieu dont Marco Polo nous parle : « Chaque personne possède une tablette fixée dans un endroit élevé de la paroi de uploads/Religion/ taengri-4.pdf

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  • Publié le Jui 04, 2021
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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