Archives de sciences sociales des religions 154 | Avril-juin 2011 Varia Éruditi
Archives de sciences sociales des religions 154 | Avril-juin 2011 Varia Érudition et mystique dans le monachisme chrétien Jean-Pierre Albert Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/assr/23079 DOI : 10.4000/assr.23079 ISSN : 1777-5825 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 1 avril 2011 Pagination : 45-60 ISBN : 978-2-7132-2302-0 ISSN : 0335-5985 Référence électronique Jean-Pierre Albert, « Érudition et mystique dans le monachisme chrétien », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 154 | Avril-juin 2011, mis en ligne le 28 juillet 2011, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/assr/23079 ; DOI : 10.4000/assr.23079 © Archives de sciences sociales des religions Jean-Pierre Albert Érudition et mystique dans le monachisme chrétien Il convient, avant d’entrer dans le vif du sujet, de préciser les limites de cette étude, dont le titre a de quoi alarmer quiconque est à bon droit soucieux de frontières temporelles et géographiques, et de fixer conventionnellement quelques définitions. On ne traitera ici que du christianisme latin, dont les institu- tions monastiques sont marquées, depuis le XIIIe siècle surtout, par un foisonne- ment qui contraste avec l’unicité de l’ordre des moines et de celui des moniales observable dans les Églises d’Orient. Cela appelant une mise au point termino- logique : on appellera « moine » ou « moniale » tout religieux régulier, qu’il appartienne à un ordre au sens strict ou à une congrégation. Quant aux limites chronologiques, elles resteront d’une largeur coupable, remontant en deçà du temps des moines jusqu’aux premiers siècles du christianisme et descendant jusqu’au XXe siècle. Évidemment, bien des choses ont changé sur cette très longue période, mais on cherchera surtout à repérer quelques traits structurels qui semblent liés au mode de légitimation très spécifique d’une religion du Livre. La mystique et l’érudition seront examinées dans leurs rapports avec la constitution d’une Écriture sainte, entendue comme une des formes sociales et cognitives que peut prendre un système de normes et de savoirs autorisés selon des modalités propres au monde de la religion. Cette question ne recoupe que partiellement celle du monachisme en tant que tel. Si l’on comprend sans peine que c’est dans son espace qu’ont pu se développer à la fois les traditions intellectuelles d’exégèse et d’édition des textes sacrés et, d’autre part, des modes d’utilisation de ces mêmes textes relevant de la prière, l’oraison, la contemplation, il reste que cette convergence entre une institution et des pratiques reste en partie contingente et ne signifie nullement que le monachisme ait jamais eu le monopole de l’érudition et de la mystique. Quelques précisions encore sur le sens que l’on donnera à ces deux dernières notions. Érudition sera pris au sens moderne de « savoir approfondi fondé sur des sources historiques, des documents ». Il s’agit là d’une spécification du sens qu’avait le terme au Moyen Âge : instruction, savoir, sans autre précision. Cette évolution sémantique est intéressante en ce qu’elle reflète la conception médiévale de la connaissance savante, marquée par le primat des textes. Et ce sont bien eux qui seront situés au centre des pratiques érudites. Comme le souligne le programme en cours d’édition des Lieux de savoir, font partie des techniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES DES RELIGIONS 154 (avril-juin 2011), pp. 45-60 46 - Archives de sciences sociales des religions de l’érudition les opérations matérielles (copier, éditer, archiver) qui procurent ou conservent les textes, y donnent accès (traduction, indexation), cela incluant la prise en compte des supports, lieux et institutions de ces pratiques (manuscrits, recueils, scriptoria, bibliothèques). Mais le plus utile à ce propos sera l’examen des techniques intellectuelles érudites qui font vivre les textes et permettent leur lecture : outre les compétences générales de la literacy, la compilation, le commen- taire, la citation, les techniques d’authentification... La réussite de ces différentes opérations étant supposée garantir un accès à la vérité : exactitude de la lettre des textes, certitudes quant à leur auteur et les modalités de leur transmission, capacité d’en produire une bonne lecture. Concernant la mystique, on entendra par là les postures et états subjectifs caractéristiques d’un rapport non médiatisé avec le divin. En ce sens très large, elle postule, comme la démarche érudite mais d’une tout autre manière, un rapport à la vérité ainsi que des moyens d’y accéder et de la reconnaître. Aussi sera-t-elle considérée avant tout, dans le contexte de cette étude, sous l’aspect de l’inspiration (capacité d’être le « canal » d’une expression de la vérité par Dieu lui-même) et comme l’espace où sont vécues des expériences de la vérité qui fondent une prétention à l’objectivité à la fois fragile et prestigieuse. Ces préalables permettent déjà de saisir l’orientation générale du propos. On ne cherchera pas à refaire l’histoire, du reste bien connue, du rôle des monastères, dès le haut Moyen Âge, dans la vie intellectuelle de l’Occident chrétien, qu’il s’agisse de la transmission de la culture antique ou de la diffusion et l’élaboration continuée de la doctrine chrétienne 1. La perte progressive de ce quasi-monopole de la culture savante a sans conteste eu des effets sur la manière dont les pratiques de l’érudition chrétienne ont évolué, en même temps que se développaient de nouvelles exigences, issues des sciences profanes, en matière de philologie et d’historiographie. L’important est l’existence permanente, dans la très longue durée, d’une érudition chrétienne dont on voudrait tenter de cerner le programme spécifique et les enjeux. L’hypothèse est que celle-ci, pour remplir pleinement sa fonction de médiation avec l’Écriture sainte, nécessite également une reconnais- sance des ressources de la mystique telle qu’elle a été définie plus haut. Une tension demeure cependant entre ces deux voies d’accès aux vérités religieuses : chacune dispose d’arguments pour disqualifier l’autre et se constituer en une formule exclusive. En même temps, on sait bien que, même si une pensée de la Révélation suppose qu’un message intangible et définitif a été mis à la disposition des hommes, la tradition chrétienne est faite d’adaptations et de relectures, plus ou moins novatrices, de ce capital initial. On tentera de montrer comment mys- tique et érudition ont contribué à ce processus constant de renouvellement tou- jours dénié. On cherchera aussi à comprendre les inflexions que le monachisme a pu introduire dans les deux registres de pratiques qui vont ici nous occuper. 1. Sur ce point, je ne propose pas de références bibliographiques, comme dans la suite chaque fois que je fais état de connaissances peu techniques. Érudition et mystique dans le monachisme chrétien - 47 Faut-il être érudit pour être un bon chrétien ? Dans le monde chrétien, l’Église – ce singulier fait problème, on va y revenir – revendique une fondation par le Christ lui-même à travers la personne de Pierre et le jeu de mots laborieux que son nom autorise. Elle est porteuse de la mission d’étendre à l’humanité tout entière l’œuvre de salut initiée par le fils de Dieu. D’où l’importance centrale de la pastorale, appelée à instruire chacun de ses devoirs et espérances légitimes. Or, dans le contexte nécessairement polémique du processus de christianisation, ce message de salut doit être à la fois exact et crédible. Il convient donc d’en préserver la lettre et de développer des arguments en sa faveur. À cette fin se sont fait jour précocement des spécialistes du religieux, relevant des dispositifs institutionnels minimaux qui sont des instances de trans- mission des savoirs et de formation. Il n’est certes pas demandé à tous les fidèles d’avoir une vision complète et exacte des textes fondateurs, des dogmes et de la théologie, mais il est hautement souhaitable que les spécialistes disposent de ressources textuelles et argumentatives fiables. Ainsi se dessinent une figure du prêtre théologien, homme du texte et de l’institution et, plus largement, une structure ecclésiale d’autant plus nécessaire que la religion chrétienne ne dispose pas, au moins à ses débuts, de relais dans l’espace du politique. Il faut noter aussi que, à la différence des cultes antiques qui, dans le contexte du polythéisme, pouvaient se juxtaposer sans conflit et ne disposaient en général que de théologies rudimentaires, le message chrétien prétend apporter une vérité religieuse absolue et exclusive, qui doit par conséquent tendre vers une formulation unique. Chacun le sait, cet idéal d’unicité de l’Église et de son message n’a jamais existé dans les uploads/Religion/assr-23079.pdf
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Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 15, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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