Les études du CFA OUVERTURES.ORG N° 26 – septembre 2009 DIRECTEUR DE LA PUBLICA
Les études du CFA OUVERTURES.ORG N° 26 – septembre 2009 DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : ALAIN BERNARD – RÉDACTEUR EN CHEF : JEAN SAAVEDRA Sphères et réseaux : deux façons de saisir le global Bruno Latour, Sciences Po Traduit de l’anglais par Jean Saavedra-ESSEC Conférence donnée à Harvard-GSD avec Peter Sloterdijk le 17-02-2009 pour la préfiguration de SPEAP – Sciences Po École d’Arts Politiques.* « Quel rapport entre l’apprentissage dans l’enseignement supérieur et ma confé rence à Harvard sur le global ? » nous interroge bruno latour. outre le fait qu’elle fut prononcée à la même date que sa tribune remarquée dans Le Monde, Universitaires encore un effort pour être autonomes, fut publiée, nous pourrions lui répondre en le paraphrasant : « Tout ». En effet, c’est à l’occasion d’un accord entre la graduate School of design de Harvard et l’Ecole des arts politiques de Sciences po (en cours de création) que bruno latour propose cette méditation sur le déploiement des formes de vie « dans notre monde global si peu globalisé ». Sa conférence comme sa décision de création d’école partent d’un diagnostic précis : les étudiants migrent (aux Etats-unis) « des départements de philosophie toujours aussi stériles vers les écoles de design et d’architecture ». nul doute que le design comme l’apprentissage sont aujourd’hui des formes de vie qui se déploient pour trouver des places (habitat ou travail créatif) dans le monde à ceux qui ne veulent pas être les « sans domicile fixe du modernisme ». dans ce registre, l’apprentissage n’est-il pas le temps de sculpter sa place ? €* publication originale : « Spheres and networks. Two Ways to reinterpret globalization », Harvard Design Magazine, Spring/Summer, n° 30, pp. 138-144, 2009, avec permission. ouvertures.ORG – LES ÉTUDES DU CFA – N° 26 – septembre 2009 2 Une expérience de pensée Je suis né Sloterdijkien ! il y a trente ans, alors que je préparais les épreuves de La vie de laboratoire, j’avais inclus dans les illustrations, au grand dam de mes informateurs scientifiques, une photo en noir et blanc de la soufflerie d’air conditionné du Salk Institute, dans lequel j’avais effectué mon travail de terrain. « Quel rapport avec notre science ? » demandaient- ils, à quoi je pouvais seulement répondre : « Tout ». Sans le savoir, j’avais toujours été un « sphérologiste », comme je le découvris vingt ans plus tard quand je devins familier du travail de peter Sloterdijk dans un autre endroit localement situé et où l’air était conditionné : son école de karlsruhe, qui n’était séparée que par une cour du Centre pour l’Art et les Media (ZKM), que j’eus par deux fois la grande chance d’expérimenter avec des installa- tions et des expositions — en réalisant ce que nous appelons, avec peter Weibel, une Gedanke Austellung ou une « exposition de pensée », l’équiva- lent en art d’une « expérience de pensée » en science. nous sommes rassemblés ce soir pour une autre expérience de pensée, à savoir pour imaginer à quelles conditions le monde, en ces temps de globalisation, pourrait être rendu habitable — toutes ces métaphores contemporaines sont devenues importantes : soutenable, durable, respi- rable, vivable — et aussi pour explorer quel serait le programme idéal, le curriculum, ou l’école pour former ses architectes et designers (« design » étant pris ici dans le sens le plus large du mot, celui que nous avons appris de peter, « Dasein Ist Design »). C’est tout le sens de cet accord entre la graduate School of design de Harvard et l’Ecole d’arts politiques de Sciences po que nous célébrons aujourd’hui. peter et moi avons proposé d’introduire, chacun à sa façon, deux ensem- bles de concepts, l’un venant des sphères et l’autre des réseaux. Et laissez moi vous dire, pour commencer, que je suis d’accord avec peter que ce qui est habituellement appelé réseau est une conjonction plutôt « anémique » de deux lignes qui s’entrecroisent, qui sont même moins vraisemblables que le vaste espace global de non espace qu’elles prétendent remplacer. Heureusement ma propre notion de réseau, ou plutôt d’acteur-réseau, emprunte davantage à leibniz et diderot qu’à internet, et dans un sens, on pourrait dire que les sphères de peter et mes réseaux sont deux façons de décrire les monades : une fois dieu retiré des monades de leibniz, il n’y a pas beaucoup d’autres possibilités pour elles que de devenir, d’un côté, des sphères et, de l’autre, des réseaux. J’aimerais tester ces deux concepts pour voir s’ils commencent à nous conduire à quelque conclusion opéra- toire — une expérience de pensée, vous vous souvenez, est vraiment une expérience qui, même sans moyen matériel a néanmoins des effets prati- ques en différenciant plusieurs hypothèses. les sphères et les réseaux pourraient ne pas avoir grand-chose en commun, mais ils ont été tous les deux élaborés contre le même type d’ennemi : un ancien et en apparence toujours plus profond clivage entre nature et société. Nous sommes rassemblés pour imaginer à quelles condit ions le monde pourrait être rendu habitable et aussi pour explorer quel serait le programme idéal pour former ses architectes et designers ouvertures.ORG – LES ÉTUDES DU CFA – N° 26 – septembre 2009 3 D’un coup, la quête du philosophe de « l’Être comme tel » ressemble à un très ancien programme de recherche pete r pose à son maître Heidegger des questions plutôt espiè- gles : « Quand vous dites que le Dasein est jeté dans le monde, où est-il jeté ? Quelle température y fait-il, quels sont la couleur des murs, les maté- riaux qui ont été choisis, la technologie pour se débarrasser des ordures, le coût du conditionnement de l’air et ainsi de suite ? ». du coup, l’apparem- ment profonde ontologie philosophique de « Ll’Être en tant qu’être » prend un tour un peu différent. Soudain nous réalisons que c’est la « profonde question » de l’Être qui a été trop superficiellement considérée : le Dasein n’a pas de vêtements, pas d’habitat, pas de biologie, pas d’hormones, pas d’atmosphère autour de lui, pas de médicaments, pas de système de trans- port viable même pour rejoindre sa Hütte dans la forêt noire. le Dasein est jeté dans le monde mais il est tellement nu qu’il ne lui reste guère de chances d’y survivre ! Quand vous commencez à poser ces vilaines questions, les relations respectives entre profondeur et superficialité sont soudain renversées : il n’y a pas la moindre chance de comprendre l’Être une fois qu’il a été amputé du grand nombre de petits êtres apparemment insignifiants et superficiels qui le font exister par moments — et que peter en est venu à appeler ses « supports de vie ». d’un coup, la quête du philosophe de « l’Être comme tel » ressemble à un très ancien programme de recherche. Comme l’avait anticipé le sociologue/psychologue gabriel Tarde il y a un siècle, les philo- sophes avaient choisi le mauvais verbe : le verbe « être » ne les a conduits nulle part sinon au dilemme mélodramatique de l’identité ou du néant. le bon verbe aurait dû être « avoir », parce qu’alors, comme dit Tarde, per- sonne ne peut disjoindre les connections dans les deux sens entre « ayant » et « eu ». (il est difficile d’imaginer un public trouvant tragique un Hamlet qui méditerait « Aavoir ou ne pas avoir, voilà la question ».) le même renversement de la profondeur et de la superficialité a été accompli quand les science studies commencèrent à étudier la pratique de la science — entendue jusque là comme la très invraisemblable et la très mystérieuse réussite d’un ensemble désincarné de cerveaux invi- sibles plongés dans un bocal — dans de plus grandes, plus visibles, plus coûteuses, plus localisées et beaucoup plus réalistes réceptacles, à savoir des laboratoires ou mieux, des réseaux de laboratoires connectés. une fois passé le petit choc qui leur a fait réaliser que la science, qui jusque là avait été capable de se balader librement à travers de vastes étendues de temps et d’espace sans payer quelque prix que ce soit ou même sans être incarnée dans quelque humain spécifique, allait soudain être restreinte et circons- crite à de minuscules, fragiles et coûteux réseaux de pratiques auxquels elle ne pouvait échapper sauf à payer le prix fort de son extension maté- rielle, une fois ce choc absorbé, il devint rapidement clair, même aux yeux des chercheurs les plus rationalistes, que la science avait enfin trouvé un sol plus sécurisé et plus soutenable. l’objectivité avait trouvé ses supports de vie ; elle avait été réimplantée dans des écosystèmes enfin vraisembla- bles. les conditions de vérité que les épistémologistes avaient cherchées en vain à l’intérieur de la logique avaient finalement été situées dans des fabriques de vérité hautement spécifiques et que l’on savait maintenant comment entretenir et soigner. maintenant je vous demande de considérer les deux mouvements en même temps parce que, pris isolément, ils produisent la pire solution pos- sible : si vous comprenez ce uploads/Science et Technologie/ 115-harvard-design-fr-pdf.pdf
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- Publié le Nov 21, 2022
- Catégorie Science & technolo...
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