Droit et Société 20/21-1992 35 RÉSUMÉ L’épistémologie, au sens continental de «
Droit et Société 20/21-1992 35 RÉSUMÉ L’épistémologie, au sens continental de « philosophie des sciences » n’a pas d’effet direct sur l’avancement de la science. Mais elle présente un in- térêt, que nous allons suggérer dans son application au cas des sciences sociales. C’est d’abord l’idée d’épistémologie comme discipline philoso- phique — par opposition à une science — des sciences. On analyse alors le caractère des sciences sociales comme sciences, notamment en ce qui concerne la notion d’explication. Dans une troisième section, fait et objet dans les sciences humaines sont passés en revue, avec la préoccupation de caractériser la nature et la fonction dans ce domaine du concept de structure. Les deux dernières sections sont consacrées au problème du statut de l’organisation logique et de la normativité dans ces sciences. SUMMARY On Epistemology Epistemology, in the continental meaning of « Philosophy of the Scien- ces » has no direct effects indeed on the advancement of science. But it has an interest, which we propose to suggest, applying epistemology to the case of the social sciences. First, the idea of epistemology as a philosophical discipline, in contradis- tinction to a science, of the sciences is brought out. Then the specific character of the social sciences qua sciences is analysed, particularly with respect to the notion of explication. In a third section, fact and object in the sciences of man are examined, with a special view to characterize the nature and function in this domain of the concept of structure. The last two sections are devoted to the problem of the status of logical organization and of normativity in those sciences. A quoi sert l’Epistémologie ? * Gilles Gaston GRANGER ** * Ce texte est la rédaction résu- mée d’un exposé fait à l’Institut International de Sociologie Juri- dique d’Oñati le 17 avril 1990. ** Collège de France (Paris). Gilles Gaston Granger À quoi sert l’épistémologie ? 36 Une telle question appelle une réponse provocatrice. L’Episté- mologie ne sert à rien, si l’on prend le mot « servir » en un sens strictement pragmatique : l’Epistémologie n’a pas d’effets directs sur l’avancement des sciences, par exemple... Cependant, elle a un intérêt, qui est de nature philosophique. L’épistémologie discipline philosophique Caractérisons d’abord l’Epistémologie en tant que discipline philosophique. 1. Elle n’est ni une science positive de la science, ni une méde- cine de la science. 2. Elle a pour but de mettre en lumière la signification de l’œuvre scientifique. C’est-à-dire d’expliciter des relations non immédiatement apparentes entre concepts ; de discerner le rap- port des connaissances parcellaires à des totalités potentielles, peut-être même seulement virtuelles et irréalisables en fait, mais qui fournissent un moteur et donnent un sens à la connaissance scientifique. 3. Il existe certes un aspect éthique de cette mise au jour de la signification de la science : nous ne le méconnaissons nullement, mais nous en laissons le soin à une philosophie de la pratique. La tâche propre de l’épistémologie est donc herméneutique et histori- co-critique ; elle consiste à faire apparaître des organisations de concepts, qu’elles soient achevées ou imparfaites, des difficultés, ou obstacles, ou incohérences, des ouvertures, des points « sen- sibles ». La visée scientifique des sciences de l’homme Puisque c’est à propos d’une épistémologie des sciences de l’homme que nous avons posé notre interrogation, nous examine- rons brièvement quelques uns des problèmes spécifiques qu’elle se propose. Et tout d’abord, en quel sens ces disciplines ainsi nommées peuvent-elles être dites scientifiques ? 1. Comme toute science, elles tentent de construire des modè- les abstraits des phénomènes. Leur visée est donc différente de celle de l’histoire dont le but limite est de reproduire des événe- ments concrets, singuliers (quoique avec un échafaudage abstrait plus ou moins important, plus ou moins apparent, plus ou moins significatif). Cependant, leur rapport avec l’histoire est évidem- ment très étroit, dans la mesure où leurs matériaux sont en défini- tive historiques et où leurs objets se donnent d’abord avec une histoire. 2. L’explication en sciences de l’homme 1. 1. Voir « L'explication dans les sciences sociales » in Informa- tion et Sciences sociales (Unesco) 10(2), 1971, pp. 31-44; et « Sobre el trato de los hechos humanos como objetos », in Dianoia (Mexico), 1973 (paru en avril 1974), pp. 1-23. Droit et Société 20/21-1992 37 On peut énumérer ainsi les réquisits, en ce domaine, d’une ex- plication scientifique : a) réfutabilité des propositions énoncées dans l’explication (mais il est pourtant nécessaire d’introduire certaines propositions ou axiomes, non directement accessibles à l’expérience) b) capacité prédictive de l’explication (mais la prédiction ne peut porter que sur des faits génériques, bien que le fait humain soit essentiellement singulier. L’exigence de prédiction doit donc être fortement tempérée et ne saurait constituer le critère unique de validité pour une explication dans ces domaines). c) capacité de raccordement à d’autres explications de phéno- mènes limitrophes (mais on est fondé à admettre, soit provisoire- ment, soit à des fins essentiellement pragmatiques, des « explica- tions » très isolées et locales ; c’est le cas, par exemple, des mo- dèles économétriques). Dans les sciences de l’homme, la démarche explicative se pré- sente, en outre, sous différents aspects qui leur sont propres : a) réduction à un prototype intentionnel individuel (expliquer par les désirs, les volontés, les passions humaines). Cette compré- hension a une validité d’explication relative pour les événements historiquement définis. Elle ne saurait être récusée. Mais, en géné- ral, trop aisément obtenue et difficilement contrôlable sinon par introspection, elle demande qu’on poursuive la recherche de dé- terminations génériques sous-jacentes plus abstraites. b) constats de régularités brutes. Un exemple classique et déjà ancien en serait la courbe de distribution des revenus de Pareto (log [prob d’un revenu > Y] = (a-b) log Y, les paramètres a et b étant ajustés statistiquement, et ne revêtant pas de signification bien déterminée). De tels constats, même s’ils sont bien confirmés dans des conditions assez précises, demeurent insatisfaisants, car toute explication réelle en est absente. Aussi cherchera-t-on à les interpréter, par exemple, par analogie avec la mécanique statisti- que, comme résultats macroscopiques de processus réglés ou aléatoires à un micro-niveau. C’est ce que formule un peu dogma- tiquement un article d’une Encyclopédie : « a steady state equili- brium is a macroscopic condition that results from the balance from a great number of random microscopic movements procee- ding in opposite directions » (Steindl, article « Size distribut. in Economics », Internat. Encyclopaedia of statistics, 1968). c) réduction « axiomatique ». L’explication consiste alors à élaborer un système dérivant logiquement, ou mathématiquement, d’énoncés de base, et permettant de déduire des résultats empiri- quement interprétables. On notera cependant une différence es- sentielle avec l’axiomatisation d’un système physique : les énoncés de base sont ici immanents à la réalité qu’on explique (explicites ou implicites) ; en physique, ils appartiennent à un méta-univers symbolique distinct par nature de l’univers empirique expliqué. Gilles Gaston Granger À quoi sert l’épistémologie ? 38 On reconnaît clairement cette distinction si l’on compare des es- sais d’axiomatisation développés en science économique, par exemple, dans la théorie de l’Equilibre général, et n’importe quelle formulation axiomatisée ou quasi axiomatisée d’une partie de la physique. Le fait et l’ objet dans les sciences de l’homme 1. Quels sont les caractères distinctifs du fait « humain », par opposition aux faits de la nature physique ? Est-ce la présence de la conscience ? Condition bien difficile à préciser. Nous proposons plutôt : la présence de règles, et l’immanence des faits dans des unviers symboliques. Nous donnons ici au mot « symbole » un sens large et suffisamment abstrait, et mettrons en garde contre une assimilation hâtive de tout système symbolique à un système de type linguistique, à une variante des langues naturelles. 2. Les différentes branches d’une étude scientifique des faits humains opèrent assurément des découpages, à partir d’une expé- rience complexe, à la fois prégnante et vague, proto-objet de notre connaissance naïve et de notre pratique. Ces découpages ne peu- vent que procéder à des abstractions plus ou moins sévères, et leurs résultats ne peuvent qu’être nécessairement infidèles au vé- cu. Mais pas plus que les sciences de l’empirie physique, la science des faits humains ne saurait admettre sans critique les découpa- ges immédiatement proposés par la pratique, toujours profondé- ment associés à des formes mythiques de vie et de pensée. Il faut, du reste, distinguer un découpage technico-pragmatique, déjà plus élaboré que le découpage naturel, et un découpage « théorique » propre à la visée scientifique. La linguistique nous fournirait un exemple assez clair de cette redéfinition du fait, en montrant combien la pratique de nos grammaires « spontanée » est distincte des constructions de la phonétique expérimentale, et a fortiori des phonologies. Si l’on voulait énoncer de façon très succinte et simplifiée les réquisits d’un découpage scientifique, on pourrait dire qu’il doit tendre à représenter les phénomènes par un système d’objets jus- ticiables d’un système raisonnablement fermé d’opérations. Toute- fois cette « fermeture » de principe et provisoire n’empêche aucu- nement des ouvertures successives, en uploads/Science et Technologie/ a-quoi-sert-l-x27-epistemologie.pdf
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- Publié le Apv 24, 2022
- Catégorie Science & technolo...
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