PHÉNOMÉNOLOGIE et SCIENCES de la VISION : vision et couleurs Maurice ELIE Dans

PHÉNOMÉNOLOGIE et SCIENCES de la VISION : vision et couleurs Maurice ELIE Dans l'introduction à ses Idées directrices pour une phénoménologie, Edmond Husserl parle des « difficiles rapports de la phénoménologie aux sciences physiques de la nature, à la psychologie...», etc 1. Après lui, Maurice Merleau-Ponty affirmera que «...si la physiologie n'explique pas la perception, l'optique et la géométrie ne l'expliquent pas davantage » 2. Pourtant, ce jugement de Merleau-Ponty ne signifie pas qu'il n'ait pas tenu compte de l'apport des sciences, comme en témoignent au contraire ses constantes références à l'optique, à la physiologie, à la psychologie du comportement, etc., en particulier dans La structure du comportement et dans la Phénoménologie de la perception. Récemment, ont été éditées ses Notes de cours du Collège de France sur La Nature (Seuil, 1995), qui se réfèrent aussi bien à la physique qu'à la biologie, et posent en outre le problème des rapports de la phénoménologie aux philosophies de la nature, dont celles de Schelling, Hegel et Bergson. Si les rapports de la phénoménologie aux sciences de la nature sont problématiques, c'est que, comme le signale Husserl, « par son sens une science éidétique se refuse par principe à incorporer les résultats théoriques des sciences empiriques...Des faits ne peuvent résulter que des faits » 3 . Puisqu'il a été fait allusion ci-dessus aux philosophies de la nature, on peut d'ailleurs rappeler que Schelling entendait « élever l'empirie à la nécessité ». Dans sa philosophie, c'est par une opération de reprise spéculative que les phénomènes naturels accèdent à la dignité de la nécessité rationnelle, en particulier par la place qu'ils occupent dans le système de la philosophie, supposé être en même temps le système de la nature. De même, chez Hegel, la raison reprend toutes choses dans son « réseau de diamant ». 1 . trad. Paul Ricoeur, t.l, Gallimard / TEL, 1950, n° 94, p.8. 2 . La structure du comportement, P.U.F. / Quadrige, IV, p.235. 3 . Idées § 8, p. 33. 39 Noésis n°l Husserl rappelle précisément l'opposition des empiristes à ces « constructions spéculatives a priori » par lesquelles « l'idéalisme de la première moitié du XIXème siècle, lui- même étranger aux sciences de la nature, a tellement entravé la science authentique » 4. Mais Husserl remarque à la page suivante qu'une construction spéculative a priori « ne devient pas meilleure parce qu'elle procède du côté empiriste ». Enfin, il ajoute dans ce même paragraphe 19 des Idées : « c'est la "vision" (Sehen) immédiate, non pas uniquement la vision sensible, empirique, mais la vision en général, en tant que conscience donatrice originaire sous toutes ses formes, qui est l'ultime source de droit pour toute affirmation rationnelle » Par là se trouve posé le thème de la vision, objet de la présente recherche. Or, Si Husserl affirme, au § 8 des Idées qu'une science des essences « se refuse par principe à incorporer les résultats théoriques des sciences empiriques » , il ajoute que « si toute science éidétique est par principe indépendante de toute science de fait, c'est l'inverse par contre qui est vrai pour les sciences de fait...tout fait inclut un fonds éidétique (Bestand) d'ordre matériel, et toute vérité éidétique liée aux essences pures enveloppées dans cette structure doit engendrer une loi qui régit les cas empiriques donnés ainsi que tout cas possible en général ». La phénoménologie est science des possibilités, ce qui est déjà posé dans L'idée de la phénoménologie : « Le voir ne se laisse pas démontrer ni déduire. C'est manifestement un non- sens que de vouloir élucider des possibilités...par une déduction logique à partir d'un savoir non intuitif » 5. Cependant, Husserl établit un parallèle entre sciences et phénoménologie par le biais d'un « principe commun » : non seulement le savant en sciences de la nature suit « le principe qui veut qu'on examine toute affirmation portant sur des faits de la nature à la lumière des expériences qui fondent cette affirmation », mais « le savant dans les sciences des essences et quiconque emploie et énonce des propositions générales, doit suivre un principe parallèle ; il doit en exister un, puisque déjà le principe admis à l'instant, selon lequel toute 4 . Idées, § 19, p. 64. 5 . P.U.F. , 1993, 2° leçon, p. 64. 40 Noésis n°l connaissance des faits se fonde sur l'expérience, n'est pas lui- même évident en vertu de l'expérience...» 6. Ce principe servira de « légitimation » provisoire à une entreprise de mise en correspondance des sciences de fait avec la science éidétique. I - Généralités sur les rapports de l'optique physiologique et de la philosophie. On peut étudier l'histoire de l'optique physiologique ; et l'on peut chercher à en déterminer la spécificité et l'organisation interne. Helmholtz définit cette science dans son Traité publié de 1856 à 1866 : « l'optique physiologique est l'étude des perceptions fournies par le sens de la vue...Il résulte de là que l'étude des perceptions visuelles se divise en trois parties : 1° L'étude du trajet de la lumière dans l'œil...nous pourrons donner à cette partie le titre de dioptrique de l'œil. 2° L'étude des sensations du nerf optique, où nous traiterons des sensations, sans tenir compte de la possibilité de les utiliser pour reconnaître des objets extérieurs. 3° L'étude de l'interprétation des sensations visuelles, qui traite de la représentation que nous nous formons des objets extérieurs, en nous fondant sur les sensations visuelles. L'optique physiologique diffère donc de l'optique physique, en ce qu'elle ne traite des propriétés et des lois de la lumière qu'en tant qu'elles ont rapport aux perceptions visuelles,.... 7 L'optique physiologique ne s'est évidemment pas constituée d'emblée en tant que telle, et les prémisses doivent en être cherchées dans l'histoire de la philosophie et dans celle des sciences. Pour plus de clarté, c'est sans doute par la géométrie qu'il vaut mieux commencer, puisque l'optique en général a d'abord été optique géométrique. En effet, Euclide pose qu'un faisceau de « rayons » part de l'oeil et forme un cône visuel. Il s'agit donc de l'angle visuel qui limite notre vision. On pourrait être 6 Idées...., § 24, p. 79. 7 .Optique physiologique, trad. E. Javal et TH. Klein, 1867, réimpression J.Gabay, 2 vol., Sceaux, 1989, t.I, § 8, p. 43. 41 Noésis n°l tenté de poser une sorte de « principe d'équivalence » entre rayons visuels et « rayons lumineux » puisque tous deux sont des droites, et que le principe de propagation rectiligne est au fondement de notre optique géométrique. L'optique est ici perspectiva naturalis, et la perspectiva artificialis des peintres de la Renaissance a eu pour but de présenter le monde et les objets comme si le tableau était une section du cône visuel, ce qu'exprime Léonard de Vinci : « la perspective n'est rien d'autre que la vision d'un lieu (ou d'objets) situé derrière une vitre transparente, et sur la surface de laquelle serait dessiné ce paysage (ou ces objets) ». Tout cela est codifié dans le célèbre De Pictura (1435) de Leon Battista Alberti, pour qui la peinture est également « une section de la pyramide » (visuelle), et qui expose ensuite sa « méthode pour tracer les divisions du dallage » qui permet de peindre selon de justes proportions des sujets de plus en plus éloignés 8. Cependant, dès l'avant-propos à son ouvrage, Le regard, l'être et l'apparence dans l'Optique de l'Antiquité, Gérard Simon écrit que l'objet de la science commençante, « le cône de rayons visuels conduisant à l'analyse géométrique du regard, n'existe plus dans notre culture, n'étant nullement transposable en termes de rayons lumineux ; et que cet objet théorique impliquait pour l'image réfléchie ou réfractée un statut de pure apparence, fort différent de celui que nous lui reconnaissons aujourd'hui » 9. Précieuse mise en garde pour qui veut comprendre l'optique de l'Antiquité, et qui, du même coup, nous ramène à la vision : comme l'indique le chapitre I, l'objet des théories antiques est la vision et le visible. Par exemple, quand « Aristote traite de l'image, la réflexion dont il parle n'est jamais celle de la lumière, mais toujours celle de la vue » (p.47). Et, ce qui importe encore davantage ici, « la théorie qu'il avance est la plus phénoméniste qui soit ; elle énonce les conditions d'apparition et de disparition du visible : un milieu transparent éclairé fait voir les couleurs, tandis que, sans intermédiaire transparent ni lumière, on ne voit rien»(p.51) (Certes, « phénoménisme » n'est pas phénoménologie, mais à ce « phénoménisme » là, qui décrit ce qui est, apparaît comme nécessaire à la vision des couleurs, 8 . De la Peinture, Paris, Macula / Dédale, 1992, pp. 103 et 123 9 . Paris, Seuil, 1988, p. 11. 42 Noésis n°l peut être rattachée la « chromatologie » de Goethe, qui, dans sa Farbenlehre de 1810, soutient que les couleurs ne peuvent se former que par la combinaison dynamique de la lumière et de l'obscurité dans un milieu trouble, la « Trube », brume uploads/Science et Technologie/ maurice-elie-phe-nome-nologie-et-sciences-de-la-vision.pdf

  • 35
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager