La « chimie unitaire » d’un écrivain : August Strindberg en 1895 À 45 ans, le S

La « chimie unitaire » d’un écrivain : August Strindberg en 1895 À 45 ans, le Suédois August Strindberg, polémiste, dramaturge, roman­ cier est sans conteste une figure centrale de la vie culturelle de son pays. Mais il en est exilé depuis plusieurs années, parti à la conquête de Berlin puis de Paris. Lorsqu’il arrive dans la capitale française en 1894, c’est un dramaturge dont on commence à parler car deux de ses pièces y ont été jouées avec un certain succès (c’est la mode de « l’École nordiste », qui fait connaître aussi le Norvégien Henrik Ibsen). Pourtant ce n’est pas cette gloire-là qu’il vient chercher : il veut décou­ vrir des moyens nouveaux de synthèses chimiques, « renverser la chimie régnante », « indiquer la route à la chimie de l’avenir  ». Comme il l’écrit alors : « le théâtre me dégoûtait comme tout ce que l’on a obtenu, et la science m’attirait 2. » D’ailleurs lorsqu’une autre pièce, Père, fut jouée et appréciée, ou que des revues publièrent de ses textes ou essais litté­raires, il s’en désintéressa. Bien que fréquentant amicalement de nombreux artistes, parmi lesquels Paul Gauguin ou Edvard Munch, il restait obsédé par ses recherches chimiques au point d’y risquer sa santé physique (il souffrit de brûlures aux mains, infectées par des poussières de coke) et sa santé mentale – il est vrai déjà instable. De cette période parisienne troublée, il fit un récit en français, Inferno (1897), que nous utiliserons ainsi que des éditions de ses « écrits scientifiques » disponibles en suédois et qui témoignent de la variété de sa curiosité scientifique 3. Elle toucha à de nombreux domaines : l’optique, la minéralogie, l’entomologie, la botanique, la biologie, l’astronomie, la mécanique, toutes matières qu’il traita d’une manière oscillant entre l’audace intrigante et le paralogisme délirant. Nous nous consacrerons ici à sa seule « chimie unitaire ». . « L’affaire Soufre », Le Figaro, 27 février 1895. 2. Strindberg August, Inferno, in Œuvre autobiographique II, édition de Carl Gustaf Bjurström, Mer­ cure de France, 1990, p. 178 (et aussi en édition de poche, Gallimard, « L’Imaginaire », 2001). 3. Strindberg A., August Strindberg Samlade Verk, Stockholm, Norstedts, 2003. On y trouve reproduits tous les articles parus dans les journaux français que nous citons. ATALA n° 10, « Sciences et techniques, Modalités de l’innovation,Enjeux de la diffusion», 2007 160 sciences et techniques Une première question se pose : comment comprendre qu’un écrivain se prenne ainsi de passion scientifique, au point de tout lui consacrer jusqu’au sacrifice ? Par-delà l’idiosyncrasie du personnage, que cela dit‑il aussi d’un état particulier de la science de cette fin de siècle ? Nous pren­ drons l’année 1895 comme point de repère commode, car c’est celle durant laquelle Strindberg a l’occasion de publier des articles sur ses recherches chimiques et aussi, comme nous le verrons, parce qu’elle se révèle particulièrement intéressante. Recherches chimiques C’est sous l’influence d’un de ses célèbres compatriotes, le grand savant Jöns Jacob Berzélius (1779-1848), inventeur du système d’écri­ ture chimique et ­découvreur de plusieurs éléments, que Strindberg pen­ dant des années s’intéressa à la théorie atomique. On se souvient que Lavoisier avait postulé la conservation d’une grandeur dans toute réaction chi­mique, la quantité de matière, dont atteste la masse. Idée féconde, elle fut vraiment développée au début du xixe siècle par John Dalton et son calcul des masses relatives des molécules, combinaisons ­d’atomes ; puis perfectionnée par Berzélius, donc, en un formalisme sténogra­phique clair qui manipule des valeurs, celles des masses atomiques des éléments. La chasse est de cette manière ouverte pour trouver ces corps simples qui constituent toute la trame secrète, derrière les apparentes matières qui nous entourent : de la trentaine au début du siècle, on parvint à soixante- sept à l’époque où notre dramaturge s’y intéresse. Mais il s’inscrit en réac­ tionnaire face à ce mouvement en avant de la science : il pense en effet que les corps simples ne sont qu’une illusion. Voici comment le Moniteur industriel le présente, ainsi que sa démarche : On sait – ou l’on ne savait pas – que M. Auguste Strindberg, l’auteur drama­ tique suédois qui fit représenter l’an dernier, avec quelque succès, le Père, à Paris, est, par surcroît, un chimiste, et un chimiste passionné. M. Strindberg s’est attaché à reconnaître et à démontrer que certains corps réputés simples sont, en réalité, composés – ce qui ne serait pas bien surprenant, d’aucuns prétendant même qu’il ne doit exister qu’un corps simple, et que tous les autres ne sont que des groupements plus ou moins compliqués . Comme on le voit, il n’est pas le seul à croire ainsi que la « science offi­ cielle » puisse faire fausse route. Sa conviction est que le soufre n’est pas un corps simple, et il veut montrer qu’on peut y déceler d’autres éléments. Il écrit dans son Inferno : De retour dans ma méchante chambre d’étudiant au Quartier Latin, je fouillai mon coffre-fort, et tirai de leur cachette six creusets en porcelaine . Moniteur industriel, 8 juin 1895. Revue ATALA, lycée Chateaubriand de Rennes La « chimie unitaire » d’un écrivain : august strindberg en 1895 161 fine que j’avais pris soin d’acheter en prélevant de l’argent de mes res­ sources. Une pince et un paquet de soufre pur achevaient l’installation du laboratoire. […] La nuit tombe, le soufre brûle à flammes infernales, et vers le matin je constate la présence de carbone dans ce corps estimé simple, le soufre ; et par là je crois avoir résolu le grand problème, renversé la chimie régnante, et gagné l’immortalité accordée aux mortels . On remarque ici la réserve, « je crois avoir résolu », mais à d’autres moments il montre plus de certitudes. Ayant demandé à pouvoir travailler dans un laboratoire, il s’est inscrit pour cela à la faculté des sciences, alors à la Sorbonne : deux semaines environ se sont écoulées, et j’ai reçu les preuves indiscu­ tables que le soufre est une combinaison ternaire, de carbone, d’oxygène et d’hydrogène 6. Mais quelle est donc la théorie qui puisse soutenir des découvertes si révolutionnaires ? Rappelons que l’on associe à chaque corps simple une masse ato­ mique, qui comptabilise le nombre de nucléons, les protons et neutrons de son noyau, rapporté par convention à une quantité donnée de matière (la mole). On trouve alors que les masses des éléments sont hydrogène (H) : 1, carbone (C) : 12, oxygène (O) : 16, etc. Le raccourci que prend Strindberg consiste à rapprocher différentes molécules au seul motif d’une valeur identique de leurs masses moléculaires. Voici un exemple de raisonnement qu’il tient : puisque le méthane de formule CH4 a une masse moléculaire de 1 x 12 + 4 x 1, soit 16, il faut chercher les autres combinaisons qui donnent aussi 16. Or c’est justement la masse de l’oxygène. Strindberg écrit donc : H16 = CH4 = 16 = O. Il pense alors pouvoir en déduire que l’oxygène a une analogie secrète avec le méthane, et qu’une réaction chimique pourra donc faire surgir l’un en partant de l’autre. L’erreur commise est une sorte de paralogisme causal : la chimie postule que les masses des réactifs et des produits mis en jeu dans une réaction chimique se conservent, ce qui est une loi cor­ respondant à la transformation réactionnelle mise en œuvre ; ici on se dit que si des masses (atomiques) sont identiques, alors cela doit révéler une sympathie profonde qui reflète la possibilité de réaliser des trans­ formations chimiques. Le cuivre et l’acide nitrique ont la même masse moléculaire (63) ? C’est donc que « le cuivre doit sentir l’acide nitrique et c’est dans cet acide qu’il se dissoudra le mieux . » Ces propriétés similaires doivent ainsi ­permettre, . Strindberg A., Inferno, op. cit., p. 178. 6. Ibid., p. 196. . Lettre du 6 juillet 1895, Correspondance alchimique d’August Strindberg à Jollivet-Castelot, Lyon, Éditions du Cosmogone, 1998, p. 15. ATALA n° 10, « Sciences et techniques, Modalités de l’innovation,Enjeux de la diffusion», 2007 162 sciences et techniques comme dans la résolution d’une équation en mathématique, de remplacer terme à terme deux molécules ayant la même masse moléculaire. Avec la synthèse possible de l’or et de l’iode, il s’occupa beaucoup du soufre. La masse atomique du soufre est de 32, et Strindberg le rapproche donc du méthanol (CH4O), puisqu’en effet : 1 x 12 + 4 x 1 + 16 = 32 Par ce truchement, le soufre peut donc devenir du phosphore. J’ai brûlé du soufre dans un creuset. Vers la fin de l’opération, je laissai tomber une trace d’iode. La flamme prenait le caractère et l’odeur du phos­ phore. Le poids atomique du soufre est 32, celui du phosphore 31. L’iode, avide d’hydrogène, a privé le soufre CH4O (= 32) d’un atome d’hydrogène, et l’a réduit à CH3O (= 31) . Autrement dit on est passé, par cette substitution, du soufre au métha­ nol CH4O ; qui lui se transforme en CH3O qui, à son tour, uploads/Science et Technologie/chimie-unitaire.pdf

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