1 Introduction CHANGER DE SOCIÉTÉ – REFAIRE DE LA SOCIOLOGIE Paris, La Découver
1 Introduction CHANGER DE SOCIÉTÉ – REFAIRE DE LA SOCIOLOGIE Paris, La Découverte, 2006, Bruno Latour (chapitre d’introduction) Attention : cette introduction peut être assez différente de la version publiée. Toujours se référer à la version imprimée. Pour un usage uniquement personnel. Comment recommencer à suivre les associations ? « …avant tout, l’amour vif et joyeux du sujet » G. Tarde L’objet de ce livre se laisse facilement résumer : lorsque les chercheurs en sciences sociales ajoutent l’adjectif « social » à un phénomène, ils désignent un état des choses stabilisé, un assemblage de liens qu’ils peuvent ensuite invoquer, si nécessaire, pour rendre compte d’un phénomène. Il n’y a rien à redire à cet usage du terme, tant qu’il désigne ce qui est déjà assemblé et qu’il n’implique aucune hypothèse superflue quant à la nature de ce qui est assemblé. Les problèmes commencent toutefois à surgir lorsque l’adjectif « social » se met à désigner un type de matériau, comme si le mot était comparable à des adjectifs comme « métallique », « biologique », « économique », « mental », « organisationnel » ou « linguistique ». À ce stade, le sens du mot se dédouble, puisqu’il désigne désormais deux choses totalement différentes : 2 Changer de société-refaire de la sociologie –Chapitre introductif Bruno Latour d’une part, un mouvement qui se produit au cours d’un processus d’assemblage ; et, d’autre part, un ingrédient spécifique distinct d’autres types de matériaux*. Cet ouvrage se propose de montrer que le social ne peut être pris comme un matériel ou comme un domaine particuliers ; il conteste le projet de fournir une « explication sociale » à un état de choses donné. Bien que ce projet ait été fertile et probablement nécessaire par le passé, il a largement cessé de l’être, en raison du succès même des sciences sociales ; au stade actuel de leur développement, il n’est plus possible d’inspecter les ingrédients qui entrent dans la composition des forces sociales. C’est pourquoi je voudrais redéfinir la notion de « social » en revenant à son sens originel et en la rendant à nouveau capable d’enregistrer des connexions inattendues. Il sera alors possible de reprendre l’objectif traditionnel des sciences sociales mais, cette fois, avec des outils mieux adaptés à la tâche. Après avoir réalisé de nombreux travaux sur les « assemblages » de la nature, je crois qu’il est nécessaire de regarder de plus près et avec plus de rigueur le contenu exact de ce qui se trouve « assemblé » sous le couvert de la notion de société. Il me semble que c’est là la seule façon de rester fidèle à la mission originelle de la sociologie, cette « science de la vie ensemble1 ». Un tel projet implique cependant de redéfinir ce que l’on entend couramment par « socio-logie » qui signifie par sa racine à la fois latine et grecque « science du social ». L’expression serait excellente, si elle ne présentait deux défauts : le mot « social » et le mot « science » ! Les vertus que nous sommes prêts à reconnaître aujourd’hui aux entreprises scientifiques et techniques n’ont que peu à voir avec ce que les fondateurs des sciences sociales avaient à l’esprit lorsqu’ils donnèrent naissance à leurs disciplines. Quand la modernisation battait son plein, la Science avec un grand esse constituait une puissante impulsion qui devait se prolonger indéfiniment, sans qu’aucune hésitation ne vienne ralentir son progrès. Nos prédécesseurs n’avaient pas envisagé que le développement des sciences pourrait les rendre coextensives au reste des interactions sociales. Mais ce qu’ils désignaient par « société » a connu une transformation qui ne fut pas moins radicale, en partie à cause de la place grandissante occupée par les résultats de la science et de la technique. Il n’est plus du tout évident aujourd’hui qu’il existe des relations assez spécifiques pour être appelées « sociales » et qu’on pourrait rassembler dans un domaine particulier qui formerait une « société ». Le social semble désormais dilué : il se trouve à la fois partout et nulle part. Ni la science, ni la société ne sont donc restées assez stables pour tenir les promesses d’une « socio-logie » forte. * On trouvera en note les références sous une forme abrégée, et la bibliographie complète à la fin de l’ouvrage. En parallèle de ce livre bien austère on peut lire l’ouvrage plus agréable de B. Latour et E. Hermant, Paris ville invisible (1998), également disponible en version web www.bruno-latour.fr qui tente de couvrir le même terrain grâce à des séries de photographies commentées. 1 Cette expression est de L. Thévenot, « Une science de la vie ensemble dans le monde » (2004). Cet ordre logique – les assemblées de la société après celles de la nature – est l’exact opposé de l’ordre biographique : les deux livres jumeaux – B. LATOUR, L’espoir de Pandore (2001), et B. LATOUR, Politiques de la nature. (1999) – ayant été écrits longtemps après la théorie sociale alternative que nous avions développée pour tirer les leçons des premières recherches en sociologie des sciences et des techniques. 3 Changer de société-refaire de la sociologie –Chapitre introductif Bruno Latour Malgré cette double métamorphose, peu de sociologues en ont tiré la conclusion extrême qui consiste à modifier en conséquence tant l’objet des sciences sociales que leur méthode. Après bien des déceptions, ils espèrent encore atteindre un jour la terre promise de la science véritable d’un monde véritablement social. Nul n’est plus conscient de ce douloureux dilemme que ceux qui, comme moi, ont passé des années à pratiquer cet oxymore : la « sociologie des sciences ». A cause des nombreux paradoxes soulevés par cette sous-discipline aussi vivace que perverse, mais surtout à cause des nombreuses transformations du mot « science », je crois que le temps est venu de transformer ce que l’on entend par « social ». Je souhaite donc mettre au point une définition alternative de la « sociologie » tout en conservant cet utile vocable, et en restant fidèle, je l’espère, à sa vocation traditionnelle. Qu’est-ce qu’une société ? Que signifie le terme « social » ? Pourquoi dit-on de certaines activités qu’elles ont une « dimension sociale » ? Comment peut-on démontrer la présence de « facteurs sociaux » à l’œuvre ? Selon quels critères peut-on dire qu’une étude de la société est une bonne étude ? Comment peut-on altérer le cours de la société ? Pour répondre à ces questions, on a retenu deux approches très différentes dont l’une est passée dans le sens commun alors que l’autre fait l’objet de cet ouvrage. La première solution consiste à postuler l’existence d’un type de phénomène spécifique appelé, selon les cas, « société », « ordre social », « pratique sociale », « dimension sociale », ou « structure sociale ». Au cours du siècle écoulé qui a vu le développement de ces théories, on a jugé important de distinguer ce champ d’autres domaines tels que l’économie, la géographie, la biologie, la psychologie, le droit, la science et la politique. Un phénomène donné était dit « social » ou « relever de la société » à partir du moment où on pouvait le définir en lui assignant des propriétés spécifiques, pour certaines négatives — il ne devait pas être « purement » biologique, linguistique, économique, ou naturel — et pour d’autres, positives — il devait produire, renforcer, exprimer, maintenir, reproduire ou subvertir l’ordre social. Une fois ce domaine défini, fût-ce en termes très vagues, on pouvait alors l’utiliser pour rendre compte d’autres phénomènes sociaux — le social pouvait expliquer le social — et pour fournir un certain type d’explication que d’autres disciplines étaient incapables de fournir comme si le recours à des « facteurs sociaux » pouvait expliquer les « dimensions sociales » de phénomènes non sociaux. Selon cette première façon de voir on dira, par exemple, que le droit, bien que l’on s’accorde à reconnaître qu’il dispose d’une force propre, serait plus compréhensible si l’on y ajoutait une « dimension sociale » ; même si les forces économiques déploient leur propre logique, il existerait aussi des éléments sociaux susceptibles d’expliquer le comportement quelque peu erratique des agents calculateurs ; bien que la psychologie se développe à partir de ses propres motifs internes, ont pourrait attribuer certains de ses aspects les plus énigmatiques à des « influences sociales » ; bien que la science soit entraînée par sa propre logique autonome, sa quête serait néanmoins « restreinte » par les « limites sociales » des scientifiques qui « s’inscrivent dans le contexte social de leur époque » ; même si l’art demeure largement « indépendant », il n’en serait pas moins « influencé » par des « considérations » sociales et politiques qui pourrait rendre compte de certains aspects de ses plus fameux chefs-d’œuvre ; bien que la science du 4 Changer de société-refaire de la sociologie –Chapitre introductif Bruno Latour management obéisse à ses propres rationalités, il ne serait pas mauvais de considérer aussi les « uploads/Science et Technologie/ bruno-latour-intro-changer-de-societe-refaire-de-la-sociologie.pdf
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- Publié le Dec 20, 2022
- Catégorie Science & technolo...
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