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LES "VUES" DE L'ESPRIT Figure 1. Louis Pasteur. m 1 ^ Ci "*>=-<«.V-'Ai<....J........ VlCIClflS i»HOfO»»iAH W^mplacer ''lèwisible comp^ Les «vues » de l'esprit Une introduction à l'anthropologie des sciences et des techniques. Bruno Latour. N ous voudrions bien comprendre ce qui fait la différence entre les sciences et les autres activités, entre nos sociétés scientifiques et celles, préscientifiques, qui les ont précédées. Mais nous souhaiterions aussi trouver des explications qui soient les plus légères possibles. En appeler à des changements dans le cer- veau, ou dans l'esprit, ou dans les relations sociales, ou dans les infrastructures économiques, voilà qui est trop lourd; c'est prendre un bulldozer pour dépoter un géranium. Un homme nouveau n'a pas émergé au début du XVI^ siècle et ceux qui travaillent dans leurs laboratoires ne sont pas des mutants au grand front. Le rasoir d'Occam devrait nous servir à couper ces explications extravagantes. Un esprit plus rationnel, une méthode scientifique plus contraignante qui émergeraient ainsi de l'obscurité et du chaos, voilà une hypothèse trop compliquée. Je l'admets, il s'agit là d'une position a priori mais ce préjugé est une étape nécessaire. Il nous permet de dégager le terrain de toute distinction préalable entre l'activité scienti- fique et les autres. Selon l'expression consacrée, le grand par- tage avec ses divisions hautaines et radicales doit être rem- placé par de nombreux « petits partages » aux emplacements imprévus (Goody , 1977/1979). En procédant ainsi, nous nous débarrassons des divisions imposées par d'autres auteurs, celle de Lévi-Strauss entre «science» et «bricolage» (1962), de Garfinkel entre raisonnement quotidien et raisonnement scientifique (1967), de Bachelard entre esprit préscientifique et esprit scientifique (1934, 1967), ou même de Horton entre refus des contradictions et acceptation des contradictions (1977, 1982). Toutes ces «coupures épistémologiques» ne peuvent être administrées que par un autre préjugé qui traite différemment les deux côtés de la frontière. Dès qu'on laisse la frontière ouverte, les aptitudes intellectuelles sautent de tous côtés, les sorciers deviennent des popperiens de stricte obé- dience, les ingénieurs deviennent des bricoleurs, bricoleurs qui deviennent au contraire tout à fait rationnels (Augé, 1975 ; Hutchins, 1980; Knorr, 1981; Latour, 1981). Ces renversements sont si rapides qu'ils prouvent assez que nous avons affaire à une frontière artificielle, comme celle qui sépare la France de la Wallonie. Elle peut être maintenue avec des douaniers, des barbelés et des bureaucrates, mais elle ne souligne rien de naturel. La notion de « coupure épistémolo- gique» est utile pour faire des discours, pour remonter le moral des troupes, mais loin d'expliquer quoi que ce soit, elle est au contraire une manie que l'anthropologie devrait expli- quer (Latour, 1983). I. CONNAITRE DE VUE. a. Sombrer ou flotter sur le relativisme. Pourtant, il nous faut admettre qu'il y a de bonnes raisons pour maintenir ces dichotomies en dépit du fait qu'elles sont contredites par l'expérience quotidienne. La position relativiste à laquelle on arrive en les rejetant semble à première vue grotesque. Il est impossible de mettre sur le même pied l'intellectuel de brousse décrit par Goody (1979, chap. II) et Galilée dans son studiolo ; l'ethnobotanique et la botanique du Muséum dTiistoire naturelle; l'interrogation méticuleuse d'un cadavre en Côte-d'Ivoire et l'interrogation d'un gène par une sonde d'ADN dans un laboratoire califor- nien ; un mythe d'origine en Thaïlande et le Big Bang ; les cal- culs hésitants d'un gamin dans le laboratoire de Piaget et ceux d'un mathématicien récompensé par la médaille Fields ; une abaque japonaise et le Cray I. Il y a une telle différence dans les effets qu'il semble légitime de se mettre à la recherche d'énor- mes causes. Ainsi, même si chacun admet en privé que les «coupures épistémologiques» sont extravagantes, contradic- toires, contraires à l'expérience, tous les acceptent néanmoins afin d'éviter les conséquences absurdes du relativisme. «La botanique, se disent-ils, doit dépendre de quelque chose qui est radicalement différent de l'ethnobotanique ; nous ne savons pas quoi mais si la notion de "rationalité" nous permet de colmater la voie d'eau et de ne pas sombrer dans le relati- visme, elle est bonne à prendre. » Nous allons essayer de flotter sur le relativisme au lieu d'y sombrer et d'expliquer les énormes différences dans les effets, que personne ne peut contester, grâce à un tout petit nombre de causes très humbles, très simples et que nous pour- rons étudier empiriquement. Il s'agit donc, dans ce numéro, de maintenir l'échelle des effets mais de diminuer celle des causes. Ne risquons-nous pas de tomber alors sur un autre pro- blème ? Lorsque les chercheurs évitent d'expliquer le dévelop- pement des sciences par des facteurs intellectuels, c'est pour en appeler, d'habitude, à des facteurs matériels. Des mouve- ments gigantesques dans le mode de production capitaliste expliqueraient, après de nombreuses réflexions, distorsions et autres médiations, certains changements dans les façons de croire, d'arguer et de prouver. Malheureusement de telles explications ont toujours semblé assez ridicules dès lors qu'on s'intéresse non à la science en général mais à telle équation, tel peptide du cerveau, tel moteur Diesel. Il y a une telle distance Figure 2 entre la petite bourgeoisie et la structure chimique du ben- zène que les explications sociologiques font toujours rire. Il y a plus grave. Afin de croire aux explications matérialistes des sciences, il faut capituler en face de l'une de ces sciences, l'économie. C'est pourquoi les explications matérialistes res- semblent tellement aux explications intellectualistes ; dans les deux cas, le chercheur (historien, philosophe, ethnologue ou économiste) demeure caché et nous n'apprenons rien sur les pratiques artisanales qui lui permettent d'expliquer et de savoir. Dans ce numéro, nous allons donc éviter les explications «mentales» aussi bien que les «matérielles»; nous allons rechercher les causes les plus petites possibles capables de générer les vastes effets attribués aux sciences et aux techni- ques. b. Attention à ce qui est écrit. Les explications les plus fortes, c'est-à-dire celles qui engendrent le plus à partir du moins, sont, d'après moi, celles qui attirent notre attention sur les pratiques d'écriture et d'imagerie. Ces pratiques sont si simples, si répandues, si efficaces que c'est à peine si nous sommes encore capables de les éprouver. Chacune d'elles permet pourtant de dégonfler d'immenses et flatteuses baudruches et c'est cette opération qui donne à beaucoup d'auteurs, que tout sépare par ailleurs, le même style ironique et rafraîchissant. Lorsque Goody s'intéresse au grand partage qui sépare- rait la «pensée sauvage» de la «pensée domestiquée», il n'accorde à Lévi-Strauss aucune des grandes coupures que celui-ci se plaît à aiguiser : «Durant les quelques années que j'ai passées chez les gens des «autres cultures », je n'ai jamais rencontré ce genre d'hiatus dans la communication auquel on aurait dû s'attendre — 6 — Figure 3 si eux et moi avions eu du monde physique des approches de sens opposé.» (1979, p. 46.) Il y a bien sûr un grand nombre de petites différences, mais elles ne se situent pas pour Goody entre le «chaud» et le «froid», l'ingénieur et le bricoleur ; il faut les rechercher dans les moyens d'inscription, par exemple dans le dressage d'une simple liste : «La liste implique discontinuité et non continuité. Elle suppose un certain agencement matériel, une certaine dispo- sition spatiale ; elle peut être lue en différents sens, latéra- lement et verticalement, de haut en bas comme de gauche à droite, ou inversement, elle a un commencement et une fin marqués, une limite, un bord, tout comme une pièce d'étoffe. Elle facilite, c'est le plus important, la mise en ordre des articles par leur numérotation, par le son initial ou par catégo- ries. Et ces limites, tant externes qu'internes, rendent les caté- gories plus visibles et en même temps plus abstraites. » (1979, p. 150.) Que se passe-t-il si la pensée sauvage s'applique à une liste au lieu d'écouter un récit ? Elle se domestique sans qu'il soit nécessaire, pour Goody, de faire appel à d'autres miracles. Comme Walter Ong (1982), Jack Goody finit sa longue enquête à travers les procédés scriptovisuels par ces mots : « Si l'on accepte de parler d'une "pensée sauvage", voilà ce que Figure 2. Les rats de la scène expérimentale... Figure 3.. subissent une première transformation à la sortie du compteur de radioactivité. furent les instruments de sa domestication.» (W., p. 267.) L'aptitude à raisonner par syllogismes est souvent prise, dans les sondages de psychologie, comme le meilleur critère de classement (Luria, 1976 ; Vygotsky, 1978). Qu'est-ce qui est classé, demandent Cole et Scribner (1974) ? Les capacités cognitives des paysans russes, des chasseurs mandingues et des enfants de cinq ans ? Non, le nombre d'années d'école. C'est le «métier» d'élève et d'enseignant qu'il faut étudier si l'on s'intéresse aux syllogismes, et si l'on veut comprendre pourquoi si peu de gens sont capables de répondre à la ques- tion « tous les A sont B, x appartient à A, est-ce que x appar- tient à B ? » Lorsque Luria demande à un paysan russe : «Dans le Nord tous les ours sont blancs, la ville de X est dans le uploads/Science et Technologie/ bruno-latour-les-vues-de-l-x27-esprit-culture-technique-no-14-1985.pdf

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