Alliage, numéro 37-38, 1998 Divulgation scientifique et conscience critique Fra
Alliage, numéro 37-38, 1998 Divulgation scientifique et conscience critique Franco Prattico Il serait intéressant de comprendre comment l'homme de Cro-Magnon et ses contemporains se débrouillaient pour transmettre, à leurs compagnons de clan et à leurs descendants, les nouvelles techniques élaborées afin de rendre plus tranchantes leurs haches de silex ; ou comment ils élaboraient et renfermaient dans le trésor des connaissances de la tribu les causes d'un phénomène naturel (inondation, éruption, tremblement de terre) et, éventuellement, les actions nécessaires pour en éviter les conséquences catastrophiques. Ou encore, comment analysaient- ils la mort apparemment inexplicable infligée au chasseur le plus vaillant du groupe par un ennemi invisible. En d'autres termes, comment transmettaient-ils leurs acquis technologiques et comment construisaient-ils leur vision des phénomènes naturels : bref, comment "expliquaient"-ils la réalité. Il faudrait donc comprendre, avant d'examiner le problème de la divulgation scientifique aujourd'hui, s'il existe un fondement anthropologique commun à notre espèce pour la transmission d'informations ; et dans quelle mesure cet instrument, s'il existe, influence la construction de la réalité, représentant le résultat final. Ma conviction (elle n'est pas particulièrement originale) est que la parole, le langage articulé, les mécanismes de l'abstraction, représentent non seulement l'instrument de base, la matière première des informations véhiculées, mais aussi un "réservoir" contenant, dans l'articulation des langages historiques et dans leur effet sur l'esprit et le cerveau, une série de "normes fossiles", qui se sont stratifiées au cours de l'évolution culturelle de l'homme, processus mentaux inconscients, mais déterminés historiquement, qui conduisent à construire des attentes orientées. Ces processus modèlent donc les informations à leur propre image, et construisent ainsi les comportements, les constellations mentales de référence, les angoisses, les désirs et les besoins, les émotions et les sentiments qui construisent l'homme, individuellement et collectivement. L'image du monde qui en découle, et est transmise, est alors le produit du langage en tant qu'architecte de l'esprit et gardien de la perception, et en un certain sens comme mythologie. Je me souviens d'un soir où, voici longtemps, j'accompagnais dans les rues de Rome un vieil et illustre historien de la décadence de l'Empire romain, Sante Mazzarino, aujourd'hui disparu ; en m'indiquant un hélicoptère volant au- dessus de notre tête, il affirmait : " Tout ce qui fait partie de notre image du monde est vrai. Vous voyez maintenant un hélicoptère : le fait qu'un objet plus lourd que l'air se déplace dans le ciel ne vous surprend pas, car vous êtes un homme de cette époque-ci, de la civilisation technologique. Pourquoi les hommes, il y a deux mille ans, n'auraient-ils pas considéré possible de voir des anges tournoyer au-dessus de leurs têtes ? Croyant à cette possibilité, ils les voyaient donc. " Dans le monde antique, et en général pré- scientifique, les langages n'étaient jamais complètement séparés, et la transmission des informations passait principalement (ou dans une large mesure) par la langue quotidienne, ou mieux encore par la langue poétique (l'Iliade et l'Odyssée, l'Épopée de Gilgamesh, les Vedas, etc., ont représenté pendant environ un millénaire une somme des savoirs scientifiques, religieux, voire techniques. Mais à notre époque, les langages ont commencé à diverger, accentuant puis rendant définitive une séparation qui, de manière souterraine, avait déjà commencé à se dessiner avec l'invention de l'écriture. Aujourd'hui, trente mille ans après la glorieuse renaissance paléolithique (dont les plus grands témoignages se trouvent justement ici, en France, et en partie en Espagne) et cinq mille ans après l'invention de l'écriture, cette séparation s'est définitivement structurée en langages distincts, difficilement traduisibles l'un en l'autre, justement parce que dans chacun d'entre eux, se trouve enracinée une perception du monde. Dans le cadre des neurosciences, certains font même l'hypothèse - ou estiment pouvoir démontrer - que l'élaboration des différents langages (scientifique, poétique, visuel, musical) advient dans des aires cérébrales différentes. C'est pourquoi, je suis convaincu que le divulgateur, le journaliste scientifique, doit représenter un exemple difficile d'intellectuel-pont, qui cherche (mais hélas, y parvient rarement) à relier ces îles, non pas en "traduisant" le langage esotérique du savant dans le langage "vulgaire" et ambigu des masses, mais, au contraire, en cherchant à en identifier les points communs, les viaducs et les isthmes par lesquels deux images du monde peuvent être rapportées à une racine commune. Il devrait travailler, en dehors et au-delà de la séparation, davantage sur les questions que sous- tend l'entreprise scientifique que sur l'énonciation pure et simple de ses résultats (plus ou moins spectaculaires du point de vue journalistique) et de ses échecs (presque toujours présentés comme de simples retards). Il s'agit donc de communiquer - même à l'intérieur d'une communauté scientifique, 1 aujourd'hui, elle aussi, fragmentée en une mosaïque de disciplines communiquant fort peu entre elles - les attentes et les directions de l'entreprise scientifique, en les ramenant à un noyau commun, c'est-à-dire en travaillant à la (souhaitable) reconstruction d'une image unitaire du monde et de l'homme. Et cela, en gardant à l'esprit deux facteurs qui rendent l'entreprise scientifique actuelle unique dans l'histoire de l'humanité. En premier lieu, le fait que la recherche solitaire et artisanale a pratiquement disparu, de même que la figure romantique du chercheur enfermé dans son laboratoire-cuisine. C'est l'élaboration des questions (c'est-à-dire la construction des théories auxquelles seule l'expérience, l'interrogation de la nature, donnent un sens) qui demande encore, dans certaines limites, l'effort intellectuel solitaire du chercheur ; mais cet effort n'en est pas moins fortement déterminé par le langage employé et par l'instrument - l'ordinateur - utilisé. Ensuite, le fait que l'expérimentation (non seulement pour la physique des hautes énergies ou pour la biologie moléculaire, mais aussi pour des disciplines moins éclatantes) demande aujourd'hui des moyens gigantesques, d'immenses ressources économiques, des centaines d'hommes, de gros investissements, et comporte des retombées économiques croissantes. Elle doit donc obtenir le consensus de ceux qui gouvernent ces ressources. Derrière la "machine" de la recherche agissent donc de gigantesques intérêts, face auxquels la curiosité et le désir anxieux de connaître du savant comptent fort peu, tandis que pèsent de plus en plus les intérêts financiers, industriels et de pouvoir, y compris militaire. Un autre point crucial est que la technoscience, l'utilisation productive des connaissances scientifiques, modèle profondément le monde. Naturellement, ce n'est pas une caractéristique propre à notre époque : de la réalisation des galets aménagés à la capacité de construire des aqueducs et des routes, au travail des métaux, à l'identification des propriétés thérapeutiques de substances naturelles, les connaissances ont toujours marqué profondément la vie de l'homme ; dans toutes les civilisations, elles ont été l'instrument de l'humanisation progressive de la planète. Mais avec l'industrialisation, et notamment au cours de ce siècle, les connaissances scientifiques et leurs applications à la construction d'un milieu artificiel ont pénétré partout, déterminant comportements et façons de vivre d'une manière qui n'a pas de précédents. Parler (écrire) au sujet de la science - sans être un savant - demande donc une attention, une vigilance critique, une conscience des conséquences profondes et de plus en plus envahissantes qu'elle a sur la vie de chacun et sur celle des sociétés, y compris sur la division aggravée de l'humanité en pauvres et riches. Cela est d'autant plus nécessaire que les objets de la technoscience sont employés et vécus par la masse avec l'inconscience totale de ce qui se cache derrière, du "génie dans la lampe" que les hommes ont appris à frotter pour formuler leurs désirs (construits, dans la plupart des cas, artificiellement par le pouvoir économique), mais dont la substance reste inconnue, magique. Les mots du langage commun qui décrivent ces objets (de la télévision à l'ordinateur, du téléphone à l'internet, aux navettes spatiales) se réfèrent aux effets, laissent de côté les causes, ou plutôt les confient à l'assemblée des savants, des "seigneurs du livre" de l'époque médiévale, qui, en manipulant d'indéchiffrables formules, de modernes abracadabras, plient la nature aux désirs de leurs clients. De ce comportement, surgit une équivoque lourde et dangereuse qui, malheureusement, imprègne une grande partie de la divulgation, notamment dans les journaux : la conviction (soutenue par les éditeurs, les directeurs de journaux et de programmes télévisés, et même par de grands noms, du moins en Italie) que parler de science consiste uniquement à être la caisse de résonance des maîtres du Verbe (comportement accompagné de suffisance académique), des spécialistes, notamment ceux dont le nom a une consonance anglosaxonne. L'information se transforme ainsi en scoop: découverte du gène de l'intelligence (ou carrément, comme cela est arrivé récemment dans les médias italiens, du gène de la malchance), de l'énergie à bas prix, de traitements miraculeux contre le cancer, de traces de vie sur les planètes internes, et ainsi de suite. La technique de la divulgation se charge ainsi de tous les vices des médias, jusqu'à mimer les déformations de l'information politique : commérages, partialités, imbécillités vendues comme des révélations, titres hurlés dans le vide, sensationnel à tout prix. Tout cela entraîne une perte sèche : celle de la reconnaissance que la science, dans le bien et le mal, est essentiellement culture, la culture dominante de notre époque, culture proprement anthropologique, exprimant la façon dont les uploads/Science et Technologie/ divulgation-scientifique-et-conscience-critique.pdf
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- Publié le Sep 15, 2022
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