Daniel Jacobi Du discours scientifique, de sa reformulation et de quelques usag

Daniel Jacobi Du discours scientifique, de sa reformulation et de quelques usages sociaux de la science In: Langue française. N°64, 1984. pp. 38-52. Citer ce document / Cite this document : Jacobi Daniel. Du discours scientifique, de sa reformulation et de quelques usages sociaux de la science. In: Langue française. N°64, 1984. pp. 38-52. doi : 10.3406/lfr.1984.5203 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1984_num_64_1_5203 Daniel Jacobi INPSA, Dijon et CRELEF, Besançon DU DISCOURS SCIENTIFIQUE, DE SA REFORMULATION ET DE QUELQUES USAGES SOCIAUX DE LA SCIENCE 0. Où il est question de MM. Bouvard et Pécuchet 0.1. « Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup décrivant sur le ciel comme la parabole ďune monstrueuse fusée. " Tiens, dit Bouvard, voilà des mondes qui disparaissent l. " » Les deux héros que Gustave Flaubert a lancés dans la quête, désespérée, du savoir scientifique, par un beau soir d'été, et après un bon repas, digèrent « en humant la brise, qui rafraîchissait leurs pommettes ». Le nez en Pair, ils contemplent le ciel étoile, situation propice comme on sait à toutes sortes de considérations métaphysiques. Un peu plus loin le romancier ajoute : « Leur tête s'élargissait. Ils étaient fiers de réfléchir sur de si grands objets 2. » L'image est belle. Tant pis si la peinture est cruelle. Elle demeure d'une grande force. 0.2. Ce roman est une évocation admirable des rapports à la science. Pour Flaubert s'intéresser à la science est tout à la fois un souci d'action et de rêverie. Agir pour changer le monde, avoir prise sur lui d'un côté, quête désintéressée pour « se grandir l'esprit », pour se cultiver de l'autre 3. On trouve là, en raccourci, toute l'ambiguïté des usages sociaux de la science : celle qui répond à des questions précises et concrètes, génère la technique et modèle les savoir-faire; celle aussi qui renouvelle et entre tient toute réflexion sur le sens de la vie. Relire aujourd'hui l'ouvrage, 1. Fi.aubkrt, G. Bouvard et Pécuchet, Garnier/Flammarion, 1966, p. 104. 2. Id., p. 104. 3. La plupart des travaux dont il sera fait mention dans ce texte sont empruntés à une recherche en cours sur la vulgarisation scientifique. La thèse de Baudoin Jurdant s'ouvre elle aussi par une • méditation » sur les deux héros de Flaubert. Cette convergence est fortuite car je n'avais pas lu cet ouvrage quand j'ai commencé la rédaction de mon papier. L'intérêt que portent les observateurs des pratiques de vulgarisation à l'œuvre de Flaubert est facile à comprendre. Bouvart et Pécuchet sont un peu des personnages archétypiques de la représentation moyenne du public de la vulgarisation : penchant pour l'autodidaxie, boulimie encyclopédique, projet de mettre en pratique ce qu'enseignent les livres, bonne volonté évidente... Jurdant, В., Les problèmes théoriques de la vulgarisation, thèse, Strasbourg, 1973. 38 non achevé, rédigé en 1880, permet de percevoir les traces de tout le labeur du romancier; des allusions et des références à la science, aux savoirs, aux auteurs de tous genres en renom, défilent au long du texte et elles produisent la trame même du récit 4. 0.3. Cependant il ne nous semble pas que Flaubert ait réellement cherché à produire une critique du scientisme. Il décrit, et finalement stigmatise, par touches successives, quelques-uns des usages sociaux de la science. En somme il pose, à propos de la science et de tous les manuels et les livres qui la présentent et la propagent, une question essentielle : le discours scientifique n'est rien en dehors de l'utilisation que le récepteur est susceptible d'en faire. La langue scientifique, comme l'a fort justement noté Guilbert, en tant que système linguistique, « ne saurait se définir pleinement en dehors de la communication entre les locuteurs et des modalités du discours, ce qui est l'essence de tout langage 5 ». 0.4. Le projet de cet article est d'essayer de montrer quelques-unes des conséquences de cette perspective. Comment analyser la langue si l'on accepte cette idée, somme toute banale, que les usages sociaux ont autant d'importance que l'analyse formelle de la langue? Si ce sous-ensemble, qu'on désigne comme « le français technique et scientifique » (FTS), existe, comment le décrire et comment l'appréhender? Il nous semble que la méthode que le chercheur se donne, détermine et le regard et le jugement qu'il est conduit à prononcer. Aucun choix n'est neutre. Ce parti pris explique l'aspect éclaté de cette revue de la question. Nous avons cherché à évoquer des facettes très disparates du FTS en abordant successivement : la construction du corpus, la préférence pour l'ordre scriptural, la reformulation et la dimension dialogique. « Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Régnault et apprirent d'abord que " des corps simples sont peut-être composés... " Enfin je ne comprends pas. " Moi non plus! " disait Bouvard. Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin (...). » (B. et P., p. 85.) 1. La construction du corpus 1.1. Comment le chercheur construit-il l'objet de recherche baptisé ici FTS? 4. On se pique assez vite au jeu : Que sont ces ouvrages et manuels que Flaubert cite ? Qu'en a- t-il retenu? Pourquoi a-t-il choisi ceux-ci?... 5. L. Guilbert, * La spécificité du terme scientifique et technique », Langue française, 17, 1973, p. 17. 39 Décider de travailler électivement sur une catégorie de discours et d'échanges linguistiques, cela revient à refuser d'envisager la langue dans son ensemble et sa généralité « abstraite » pour, au contraire, sélectionner un (ou des) domaine(s) spécialisé(s). Le chercheur délimite un sous- ensemble de la langue qu'il isole et dont il décide qu'il appartient au FTS (ou qu'il est représentatif de ce sous-ensemble). Le corpus n'est jamais « donné »; il est choisi ou plutôt construit. Il est le résultat d'une procédure, que celle-ci soit arbitraire, ou parfois (mais plus rarement) aléatoire. Or, pour qui fréquente l'univers de la science (d'une discipline scientifique ou d'un domaine de recherche), apparaît en premier lieu l'hétérogénéité des « performances » qu'il est possible d'y recueillir et recenser. On peut certes estimer que toutes les productions linguistiques, qui s'échangent dans un champ scientifique donné, ne font pas néces sairement partie de notre sous-ensemble. Mais on sait bien aussi qu'une telle discrimination (séparer ce qui est scientifique de ce qui ne l'est pas) n'est pas spontanément opérable. Rappelons que Guilbert, pour le seul niveau lexical, préconisait, entre autres critères : le mode de désignation spécifique du terme scientifique, sa fréquence statistique, son renouvel lement, sa perméabilité aux langues étrangères, la néologie. Aucun de ces critères n'est aisément constatable par la seule intuition 6. Nous avons remarqué que deux tendances se manifestent dans la construction du corpus. 1.2. La première ignore la difficulté. Le problème se résout de lui-même... en ce qu'on ne juge même pas nécessaire de le poser. Le discours scien tifique va de soi et il suffit de « pêcher » les exemples qui constitueront autant d'illustrations convaincantes et dociles. La seconde inverse complè tement la démarche. Ici le chercheur dispose d'une définition a priori, précise, ferme (et donc nécessairement restrictive) du FTS, qui le conduit à choisir une seule catégorie de productions, et elle seule. Le corpus ainsi constitué est, en conséquence, parfaitement cohérent avec l'hypothèse initiale; mais que faire de toutes les autres performances « non scienti fiques », cas atypiques, hybrides, aberrants et non conformes certes, mais qui ont le défaut d'exister effectivement? 1.3. Comment sortir de ce dilemme? Si le chercheur a soigneusement défini l'objet d'étude — par exemple il analyse un échantillon de textes, publiés depuis cinq ans dans les « Comptes rendus de l'académie des science de Paris » ; il tire au hasard trois textes par tome annuel et sélectionne le corpus en ne retenant que les seules occurrences d'un verbe ou d'un substantif donné — il parviendra sans doute à réaliser une analyse linguistique. Mais pourra-t-il, au terme du travail de recherche, prétendre qu'il a décrit le FTS? Ces résultats sont-ils suffisants pour inférer ou extrapoler au-delà? A-t-il établi l'existence d'une langue de spécialité ou plus simplement saisi le style d'auteurs d'une même discipline publiant 6. Par exemple, qu'est-ce qu'un terme néologique? Comment peut-on parvenir à établir de façon indiscutable l'authenticité d'un néologisme ? Le mot est-il néologique ou inconnu de moi/lecteur ? Cf. à ce propos B. Gardin & al., « A propos du " sentiment néologique », Langages, 36, déc. 1974. 40 dans une revue (dont on sait par ailleurs qu'elle modèle assez fortement l'énoncé) 7? 1.4. Choisit-il, au contraire, de conduire ses investigations dans un champ très diversifié ? Il réunira alors un écrit « légitime » (dit aussi « ésotérique ») destiné au petit cercle des pairs (et publié dans une revue primaire), un manuel d'enseignement supérieur, une revue non primaire et même une publication de vulgarisation. Toutes ces performances écrites sont qualif iées de « scientifiques », et à juste titre semble-t-il. Mais on sait aujourd'hui qu'il aura les plus grandes difficultés à recenser les régularités de ce corpus très hétérogène. On peut parvenir à réunir un ensemble de textes, uploads/Science et Technologie/ du-discours-scientifique-de-sa-reformulation-et-de-quelques.pdf

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