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HAL Id: halshs-01188422 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01188422 Submitted on 3 Sep 2015 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Jeanne Favret-Saada Jeanne Favret-Saada, Anne Dhoquois To cite this version: Jeanne Favret-Saada, Anne Dhoquois. Jeanne Favret-Saada. Anne Dhoquois. Comment je suis devenu ethnologue, Le Cavalier bleu, pp.79-94, 2008. ￿halshs-01188422￿ « Jeanne Favret-Saada » Texte écrit à partir d’une interview de Jeanne Favret-Saada par Anne Dhoquois (journaliste indépendante) Source : Comment je suis devenu ethnologue, Editions du Cavalier Bleu, 2008, pp. 79-941. Biographie 1934 : Naissance à Sfax, Tunisie 1958 : Agrégation de philosophie, Paris 1959 : Enseigne l’ethnologie et la sociologie à l’université d’Alger 1962-1964 : Travail sur le terrain en Algérie 1965: Bourse de la Wenner Gren Foundation for Anthropological Research 1966 : Entrée au CNRS, au Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (Nanterre) 1968 : Départ sur le terrain en Mayenne et cure analytique au terme de laquelle JFS consacrera, vingt ans durant, une partie de son temps à la pratique de la thérapie. 1986 : Directeur d’Etudes à l’Ecole pratique des hautes études, section des Sciences religieuses, chaire d’Ethnologie religieuse de l’Europe. Séminaire sur les polémiques publiques à enjeu religieux à l’époque contemporaine Vocation « Quand j’étais enfant, les nombreux adultes de ma famille parlaient des Saada comme si, de toute éternité, ils avaient été la famille juive la plus éminente du Sud tunisien. Jamais de commentaire sur le fait que nous avions la nationalité française bien 1 Ouvrage préparé par Anne Dhoquois, une suite d'interviews sur un schéma unique. Le passage concernant J. F.-S. se trouve aux pp. 79-94. que nos coreligionnaires de Sfax soient, eux, sujets du Bey. (Vers l’âge de quarante- cinq ans, j’appris que mon grand-père avait payé deux faux témoins qui jurèrent l’avoir vu naître en Algérie où, depuis 1871, les juifs étaient Français. Grâce à quoi ce jeune charretier ambitieux obtint un lot de colonisation dans le Sahel tunisien et en fit une ferme modèle. Il devint ensuite le président des communautés juives du Sud et membre du Grand Conseil du royaume, et mon père lui succéda dans les années cinquante.) On nous donnait, à nous les enfants, si peu d’informations sur le judaïsme que j’ai longtemps cru que les juifs - au contraire des musulmans et des chrétiens – étaient ceux qui n’avaient pas ou plus de religion. Nous allions chez les grands-parents pour les fêtes, mais nul n’expliquait les offices en hébreu que récitaient des rabbins nécessiteux engagés pour l’occasion. Mes frères et mes cousins se vantaient d’avoir été déclarés dignes de la bar-mitsvah sans avoir compris un seul mot d’hébreu : vraiment, nous étions une « grande » famille. Les seuls messages relatifs à notre judéité concernaient nos rapports avec les non-juifs. On nous disait que beaucoup étaient antisémites, qu’il ne fallait jamais laisser passer une insulte raciste (dans ce cas, nous pouvions même nous battre), et que nous devions être les meilleurs en toutes choses parce que la République était, pour finir, égalitaire. L’idée était qu’il fallait être le premier pour obtenir une place de second. Peut-être les adultes parvenaient-ils à se persuader de la grandeur des Saada et de l’ancienneté de notre prestige, mais pour la jeune génération c’était une autre paire de manches. A l’école, quand les « Français » - les vrais, ceux qui étaient nés à Toulouse ou en Savoie - nous demandaient pourquoi nous étions français, nous ne savions que répondre. Ils se sentaient supérieurs à nous, et nous à eux. Le même mécanisme jouait pour chacune des communautés habitant la ville, Tunisiens musulmans (nous disions « Arabes »), Maltais (fiers d’être des sujets britanniques), Grecs... Chaque groupe ethnique ou religieux, juché au sommet de sa propre hiérarchie des valeurs, considérait les autres avec dédain, tout en sachant néanmoins que les populations se répartissaient en trois catégories principales : les « Français » (dont nous n’étions pas), les « Arabes », et les autres (nous inclus). A l’exception des « Arabes », tout le monde, et en particulier ma famille, s’imaginait que cet ordre des choses durerait indéfiniment : le protectorat français sur la Tunisie, la société coloniale avec ses discriminations et son clientélisme, l’honneur des lignées. Très peu de jeunes envisageaient de faire leur vie ailleurs parce qu’au total ils se trouvaient bien dans leur communauté : l’extrême douceur d’y vivre compensait à leurs yeux l’omniprésence des contraintes (de « race », de classe, de genre et d’âge). A quinze ans, déjà entraînés à transgresser discrètement tel interdit qui les entravait, ils adhéraient avec placidité à l’ensemble du système normatif. Grâce à quoi, ils traitaient notre condisciple Abdelkader avec camaraderie lors des sorties communes des Eclaireurs de France et des Scouts musulmans, mais ne lui adressaient pas la parole dans la salle de classe. Quand je franchis l’espace qui nous séparait des bancs des « Arabes » et que je m’assis auprès d’Abdelkader, mes meilleurs amis me mirent en quarantaine. La fréquentation de mes camarades tunisiens, au collège et au dehors (en secret, bien sûr), me fit vite comprendre que le monde colonial serait bientôt révolu : ils furent nationalistes dès 1950 et ne doutèrent jamais d’obtenir l’Indépendance. Mes allers- retours continuels entre les deux groupes -- les « Arabes » et « Nous » -- me donnaient l’impression d’être affectée de diplopie, de voir deux images pour un même objet, la société sfaxienne ou tunisienne. Quand l’Indépendance approcha, je m’avisai qu’il n’y aurait bientôt plus qu’une seule image. Quelques années plus tard, l’été 1959, je choisirai d’être ethnologue : contrecoup, peut-être, d’une enfance vécue dans une communauté sans passé ni avenir et dans un pays colonial préparant sa libération. Cursus « Les filles de ma génération étaient plutôt vouées au mariage, dès l’âge de dix- huit ans si possible. Aux yeux des familles, les études supérieures constituaient au mieux un pis-aller provisoire. Pour ma part, j’étais fermement décidée à entrer à l’Université, à en ressortir diplômée, et à gagner ma vie. J’aurais voulu étudier la peinture, mais les Beaux-Arts me furent interdits : les filles étaient censées y perdre leur virginité. Peut-être en raison de son austérité apparente, la philosophie n’inquiétait pas nos tuteurs. Je supposais qu’elle me ferait accéder, enfin, à quelque cohérence, et je partis à Tunis pour l’année de propédeutique. C’était une capitale : dans ma famille maternelle, les opinions politiques étaient très variées, du conservatisme colonial au marxisme ; beaucoup de mes condisciples juifs soutenaient la cause de l’Indépendance, et Lucien Sebag me fit adhérer au Cercle marxiste. Surtout, j’y suivis les cours de François Châtelet : grâce à lui, l’histoire de la philosophie devenait un opéra grandiose, une sorte de Combat de Tancrède et Clorinde, dans lequel Aristote bataillait avec Platon, Marx avec Hegel et aussi avec Marx. Pour la licence, il fallait que j’aille à Paris. Choix cornélien pour ma famille : une seule de mes cousines y avait étudié, elle venait d’annoncer qu’elle vivait en union libre avec un non-juif, et qu’elle l’épouserait bientôt. Mais j’avais gagné un prix de la ville de Tunis pour ma copie de philosophie, si bien qu’elle avait été publiée dans la presse et que les amis politiques « Français » de mon père considéraient comme une évidence mon prochain départ en France. Il fallut pourtant qu’une sorte de conseil tribal d’une vingtaine d’adultes délibère tous les jours pendant plus d’un mois pour m’en donner l’autorisation. A deux conditions : que je loge dans une certaine pension de famille du Quartier Latin, censée surveiller mes sorties ; et que je ramène chaque année des mentions « bien » ou « très bien ». Je retrouvai à la Sorbonne Lucien Sebag et me coulai sans difficulté dans le petit monde des étudiants de philo. Nous assistions à un seul cours par an, afin de prendre le temps de lire beaucoup de grands philosophes, (mais pas seulement), et de discuter à la bibliothèque de l’Institut de philo. Nous en sortions pour manifester contre la guerre d’Algérie ou contre les assauts de Le Pen à la sortie de la Sorbonne. En 1957, j’écrivis un diplôme d’études supérieures sur le Traité théologico- politique de Spinoza (alors méconnu), tout en présidant la Corpo de philo, et en préparant le certificat d’ethnologie- science au Musée de l’Homme. Ce dernier, j’avoue l’avoir choisi pour une simple raison d’opportunité : c’était le seul certificat de sciences à ma portée, et il m’en fallait un pour postuler au concours d’agrégation. D’ailleurs, à part le cours d’André Leroi- Gourhan, je n’en conserve aucun souvenir. Notre petite bande -- dont plusieurs devinrent ethnologues, Lucien Sebag, Michel Cartry, Alfred Adler, Pierre uploads/Science et Technologie/ entreitaine-avec-favret-saada.pdf

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