Le «polythéisme» des modes d'explication du social Guy ROCHER Université de Mon

Le «polythéisme» des modes d'explication du social Guy ROCHER Université de Montréal* Je voudrais répondre à ce que j'ai compris être un objectif premier de ce colloque, qui est de «faire le pont entre les préoccupations de recherche de jeunes chercheurs (les étudiants de niveau avancé) et les chercheurs seniors». Il s'agit en l'occurrence d'un objectif intergénérationnel, qui est bien loin de m'être indifférent, puisqu'il a motivé les cinquante années de ma vie universitaire. Je commencerai par dire à ces étudiants que la première posture intellectuelle que je souhaite à tout jeune chercheur, et que j'ai toujours cherché à inculquer aux jeunes chercheurs de mon entourage, c'est la fascination inaltérable pour les énigmes sans nombre et sans fin que nous présente la réalité de la vie humaine en société, auxquelles s'attaquent nos recherches avec l'espoir d'en réduire au moins quelques-unes. Par sa complexité, sa mouvance, sa stabilité et son instabilité, le vécu humain en société est si foisonnant et si diversifié que je n'ai jamais (pas encore!) cessé de m'étonner devant la richesse des énigmes qu'il propose au chercheur. Au jeune chercheur en sociologie, je m'emploie à proposer une vie intellectuelle animée par le plaisir d'une curiosité jamais entièrement satisfaite et par conséquent toujours stimulée. Ce qu'on appelle la méthodologie, au sens restreint du terme, c'est-à-dire les règles régissant la méthode scientifique, sont l'expression de cette curiosité en même temps qu'une certaine manière de la guider, de la canaliser, de la baliser. La curiosité peut facilement s'égarer; c'est à mon avis ce qui nous guette quotidiennement quand on voyage sur l'Internet, bien plus encore que quand on butine dans une bibliothèque ou qu'on bouquine dans une librairie. La curiosité du chercheur est nourrie et entretenue par son imagination, laquelle fait partie de sa vie intellectuelle tout comme son savoir, ses connaissances, sa rationalité. L'usage de l'imagination n'appartient pas qu'au romancier, au poète, à l'artiste créateur. Elle est essentielle au chercheur dans toute science. Il a fallu beaucoup d'imagination pour créer et pour entretenir l'hypothèse du Big Bang dans la genèse du cosmos. Il a fallu beaucoup d'imagination et de curiosité à Max Weber pour poursuivre sa grande entreprise d'analyse comparative des religions dans l'espoir de résoudre l'énigme du capitalisme occidental. Il faut aussi une bonne dose d'imagination au juriste pour produire une solution juridiquement acceptable à un nouveau problème ou pour intégrer dans la logique du droit une nouvelle catégorie, un nouveau concept. L'imagination du chercheur se retrouve partout, là même où on croit la chasser. Il ne faut surtout pas la chasser, ni la nier : elle est une condition essentielle de succès de la moindre entreprise de recherche. À la condition d'être encadrée sans être caparaçonnée par les règles de la méthode scientifique, à la condition d'être ainsi guidée pour bien orienter la démarche du chercheur. La • Communication présentée le 23 septembre 2004, dans le cadre du Colloque organisé par l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), sur le thème «L’analyse du social : les modes d’explication», tenu à l’Université Laval, Québec. 2 vertu de l'énigme —et j'entends vertu dans le sens originel de force, d'énergie— pour le chercheur est entretenue par l'exercice de l'imagination tout autant que par son savoir. L'énigme du changement social De toutes les énigmes que nous présente la vie sociale, celle qui fait partie des origines de la sociologie et qui demeure toujours la plus persistante, est celle du changement social. Comprendre les changements que connaît toute société a fasciné l'esprit humain depuis bien longtemps : ce besoin a présidé aux premières tentatives de raconter l'histoire d'un peuple, d'une nation, d'une tribu. Ainsi est née la première des sciences humaines, dans une perspective confondue d'empirisme et de normativité; savoir d'où l'on vient et ce qui nous a précédé, et donner un sens à son existence individuelle et collective, et au devenir dont on fait partie, dont on est un élément, un chaînon. Par ailleurs, le point de vue normatif a donné lieu à la production d'un grand nombre de récits mythologiques par lesquels les peuples et les tribus ont précisé, exprimé et entretenu les fondements de leur identité individuelle et collective, les liens qui réunissent leur collectivité et se sont donné des modèles de conduite individuelle et collective. La même intention normative a aussi présidé à toutes les interprétations historiques que l'on regroupe dans la catégorie de la philosophie de l'histoire, qu'elle soit inspirée par une certaine théodicée (Bossuet) ou par une conception laïcisée de la Raison (Hegel) ou encore par le recours au jeu d'une force abstraite telle que l'Évolution (Spencer et le darwinisme social) ou d'une force réelle, la lutte des classes (Marx). Toute cette réflexion sur l'histoire humaine et sur le changement social fait partie de notre patrimoine intellectuel et culturel. On peut s'en détacher, on peut la contester, on ne peut la nier. Et l'on ne peut pas non plus ignorer les traces bien vivantes qu'elle a laissées dans nos cultures contemporaines, ne fût-ce que sous la forme d'une certaine nostalgie de ces grandes fresques et des certitudes qu'elles procuraient et entretenaient. Les sciences sociales d'aujourd'hui prétendent à plus d'humilité et à plus de réalisme. Au chercheur d'aujourd'hui, l'histoire contemporaine apparaît dans toute sa complexité, comme un écheveau où s'entremêlent une diversité de facteurs qu'il est loin d'être simple de démêler et de hiérarchiser. La complexité de la société moderne —en comparaison des sociétés traditionnelles et archaïques— a rendu encore plus énigmatique le changement qui s'y opère et plus difficile d'en appréhender les sources et les parcours. Je peux dire à cet égard que ce qui a motivé mon intérêt initial dans les sciences sociales, la sociologie en particulier, c'est le désir de comprendre, au moins pour moi-même, le flux des changements que je pouvais observer dans mes milieux de vie et dans ma société au cours des années 40 et 50 et c'est assurément cette même curiosité pour le changement social qui a entretenu la flamme du chercheur que j'ai essayé de porter au cours des cinquante dernières années. J'ai d'abord cru que la sociologie m'apporterait une explication assez claire, assez complète de ces changements pour satisfaire ma curiosité. Mais j'ai dû assez rapidement me rendre à l'évidence : le changement observable dans les différents milieux et dans les différents paliers de la société ne se conjugue pas au singulier. Il est multiple, à la fois par ses sources, par les voies qu'il emprunte, par le rythme qu'il adopte, par l'espace où il se déploie, par l'envergure de ses effets, par les conséquences qu'il entraîne, par les suites qui s'ensuivent. La multiplicité et la variété des formes et des modes de changement social m'ont convaincu qu'aucune explication 3 unique et globale de tous les changements sociaux ne pouvait être valable; elle ne pouvait qu'être illusoire, sinon trompeuse. De son côté l'observateur, le chercheur, le ou la sociologue se situe quelque part, en un site particulier d'une société et d'une culture pour porter son regard sur un aspect ou l'autre de ces multiples changements. Il n'échappe pas non plus à des valeurs, à une ou des idéologies, dont il peut chercher à se dégager mais sans y réussir pleinement. La neutralité et l'objectivité sont des objectifs toujours partiellement acquis et toujours à reconquérir. Tout chercheur a aussi opté dans sa discipline pour une certaine école de pensée, une orientation théorique et méthodologique, parmi d'autres. Bref, partant de mes observations sur le changement social, je me suis très tôt convaincu, dans ma démarche intellectuelle en sociologie, que la seule posture réaliste était celle du perspectivisme. Le chercheur perçoit l'objet et les objets de ses recherches depuis certaines perspectives qui sont les siennes, selon un angle de vision particulier. Par ailleurs, dans la masse complexe de ce que l'on peut appeler la réalité du fait social, il lui faut choisir l'objet ou le thème auquel il consacrera son attention et choisir la méthode de recherche par laquelle il tentera de le comprendre et de l'expliquer. D'où le titre de cette conférence : le «polythéisme» des modes d'explication du social. Le perspectivisme, je m'empresse de le dire, n'est pas une des formes d'un relativisme théorique ou méthodologique assez courant, particulièrement aux États-Unis, auquel on pourrait à tort l'identifier. Cette posture perspectiviste nous fait accepter que des définitions et des explications variées d'un même problème ou d'un même objet sont non seulement possibles, mais peuvent être valables parce que complémentaires, même lorsqu'elles peuvent parfois paraître s'opposer, du moins provisoirement. Cette posture perspectiviste suppose en même temps qu'une certaine «vérité» sur la réalité étudiée se dégagera des voies convergentes ou divergentes empruntées pour l'appréhender. En quoi elle n'est pas vraiment relativiste. Cela veut par ailleurs aussi dire que toutes les voies empruntées ne sont pas également valables : certaines s'avèrent être des cul- de-sac, d'autres sont des voies de détour qui ramènent à une route principale. Toute recherche scientifique est ainsi faite d'essais et erreurs, de réussites et d'impasses, de surprises bonnes et mauvaises. En conséquence, le perspectivisme permet au chercheur de uploads/Science et Technologie/ rocher-le-polytheisme-des-modes-d-x27-explication-du-social-weber.pdf

  • 24
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager