80 • La Recherche | N°567 Carnitas cuites à la pression (tiré de Modernist C
80 • La Recherche | N°567 Carnitas cuites à la pression (tiré de Modernist Cuisine at Home, The Cooking Lab, LLC, 2012). N°567 | La Recherche • 81 GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE Christophe Lavelle BIOPHYSICIEN ET ÉPIGÉNÉTICIEN, MUSÉUM NATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE, PARIS Spécialiste de l’alimentation, il est chercheur au CNRS. Il a cosigné et codirigé plusieurs ouvrages, dont Molécules. La science dans l’assiette (Les Ateliers d’Argol, 2021) et Je mange donc je suis (Éd. MNHN, 2019). COURTESY OF THE COOKING LAB, LLC ©THE COOKING LAB, LLC La science passe derrière les fourneaux La cuisine, c’est de la chimie ! Oui, mais pas seule- ment : toutes les disciplines scientifiques sont convo- quées pour nous aider à mieux comprendre ce qui rend les mets « agréables au goût », comme disait au XIXe siècle le célèbre auteur culinaire Brillat-Savarin. Aujourd’hui, la gastronomie moléculaire est en plein essor. Dans le cursus pédagogique de cuisinier, on décortique désormais les transformations physi- co-chimiques afin de mieux les maîtriser. Petit tour d’horizon de quelques-uns de ces processus qui, une fois décryptés, deviennent des astuces. LR567_080-087.indd 81 LR567_080-087.indd 81 09/09/2021 16:08 09/09/2021 16:08 82 • La Recherche | N°567 GASTRONOMIE MOLÉCULAIRE OLIO NUOVO DAYS runissement d’une viande à la cuisson ou d’une purée d’avo- cat fraîchement mixée, levée d’une pâte à brioche, coagulation du lait, foisonnement d’un blanc d’œuf battu, gélifi- cation d’un bouillon de poule laissé au frais, acidification d’une préparation de légumes en saumure... La cuisine, ou « art d’apprêter les mets et de les rendre agréables au goût », pour reprendre la définition du gastronome Jean Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826) (1), nous montre quantité de phénomènes que la chimie, la physique, la biologie, entre autres disciplines scientifiques, nous aident à mieux comprendre. Si ce rapprochement de la science et de l’art (culinaire) n’a rien de nouveau, tant l’alimen- tation est au cœur des préoccupations de l’hu- manité depuis ses origines, la tendance est deve- nue populaire par l’apparition simultanée dans les années 1990 de deux néologismes : la gastro- nomie moléculaire (côté science) et la cuisine moléculaire (côté art). Ces deux activités sont encore parfois confondues aujourd’hui et il convient d’en préciser les origines (communes) et les contours et objectifs (bien distincts). D’abord, qu’entendons-nous par « gastrono- mie » ? Si le mot est d’usage courant, son sens ne fait pas toujours consensus. Il peut évoquer une pratique sociale, tel le « repas gastrono- mique des Français » admis par l’Unesco en 2010 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité comme « un repas festif dont les convives pratiquent, pour cette occasion, l’art du “bien manger” et du “bien boire”. [Il] met l’accent sur le fait d’être bien ensemble, le plaisir du goût, l’harmonie entre l’être humain et les productions de la nature (2) ». De son côté, le dictionnaire de l’Académie fran- çaise, qui a admis le mot pour la première fois dans son édition de 1835, y voit l’« ensemble des règles qui constituent l’art de faire bonne chère » (emprunté du grec gastronomia, « art de régler l’estomac »). Mais c’est encore à Brillat- Savarin que nous devons la première définition his- torique de la gastronomie, vue comme « la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme, en tant qu’il se nourrit ». Et l’auteur de poursuivre dans un ton interdisciplinaire pré- curseur : « [Elle] tient à l’histoire naturelle, par la classification qu’elle fait des substances alimen- taires ; à la physique, par l’examen de leurs com- positions et de leurs qualités, à la chimie, par les diverses analyses et décompositions qu’elle leur fait subir. » Physique, chimie, biologie : on tient là le trio gagnant des sciences de la matière ! UNE ACTIVITÉ TRÈS « EXPÉRIMENTALE » Mais Brillat-Savarin ne s’arrête pas là, puisqu’il ajoute que la gastronomie tient aussi à « l’écono- mie politique, par les ressources qu’elle présente à l’impôt, et par les moyens d’échange qu’elle établit entre les nations ». Nous pourrions à notre tour continuer la liste en ajoutant l’écologie, par la production des écosystèmes utilisables à des fins humaines, la diversité des ressources offertes, selon la biodiversité présente ; la microbiologie, par la culture de flores d’intérêt dans la concep- tion des aliments, mais aussi la compréhension, la prévention et la gestion des risques sanitaires ; la psychologie et la physiologie, par la percep- tion d’abord, puis l’usage ensuite que fait l’orga- nisme des aliments consommés ; la génétique et l’épigénétique, par les liens qui unissent le des- tin cellulaire au métabolisme des nutriments ; le marketing, par les questions soulevées sur l’or- ganisation des marchés de l’alimentation et leur impact sur la santé publique ; etc. On l’a com- pris, la gastronomie invoque tous (ou presque) les champs de la connaissance ! Pour la suite du propos, qu’il faut bien circons- crire un peu, nous nous focaliserons sur les aspects purement matériels de la gastronomie, c’est-à-dire précisément ce qui fait l’objet de la gastronomie dite « moléculaire », mot introduit Une recette de Christophe Lavelle : velouté (ou « suspension ») de potimarron, chantilly (ou « émulsion mousseuse ») d’huile d’olive, piment d’Espelette. INFOGRAPHIES: BRUNO BOURGEOIS LR567_080-087.indd 82 LR567_080-087.indd 82 09/09/2021 16:08 09/09/2021 16:08 N°567 | La Recherche • 83 OLIO NUOVO DAYS pour la première fois en 1992 lors d’un colloque réunissant cuisiniers et scientifiques à Erice, en Italie. Nous proposons de le définir en paraphra- sant de manière éhontée Brillat-Savarin, comme « la connaissance raisonnée à l’échelle molécu- laire de tout ce qui a rapport à l’homme, en tant qu’il se nourrit ». Ainsi, la gastronomie molécu- laire apparaît tout naturellement comme une sous-discipline de la gastronomie, tout comme la biologie moléculaire est une sous-discipline de la biologie ! Cette jeune discipline a même depuis peu son handbook (manuel) qui, en 900 pages, dresse un état de l’art (seulement partiel, tant le champ est vaste) dans le domaine (3). Et la cuisine dans tout ça ? C’est l’« action de préparer le repas », nous dit l’Académie fran- çaise (mot venant du bas latin cocina, dérivé de coquere, qui signifie cuire), définition qui se rapproche de celle de Brillat-Savarin mention- née précédemment. Nous retiendrons donc que là où la gastronomie est avant tout un dis- cours, une connaissance (une science, au sens original du terme emprunté du latin scientia, la connaissance), la cuisine constitue une activité technique et artistique… à laquelle l’adjonc- tion de l’épithète « moléculaire » ne peut que laisser perplexe. L’expression trouve en fait son origine dans un glissement sémantique, qui a conduit notamment certains journalistes à qua- lifier ainsi la cuisine novatrice qui a émergé en même temps que la gastronomie moléculaire et où des chefs, parfois inspirés par les scienti- fiques, se sont mis à utiliser des techniques de « laboratoire » (thermoplongeurs pour cuire au degré près, azote liquide pour congeler instan- tanément, bouteille sous pression de protoxyde d’azote pour foisonner, etc.). Si le mot est resté pour nommer toute cuisine qui semble très « expérimentale », il est en concurrence avec d’autres néologismes tels que cuisine d’avant- garde, constructivisme culinaire, cuisine moder- niste ou encore cuisine techno-émotionnelle ! Mais laissons ce débat aux linguistes pour nous concentrer sur le fond, et suivre le chef Auguste Escoffier dans son invitation à marier science et cuisine, comme il l’écrit dans la préface de son Guide culinaire (1903) : « La cuisine, sans ces- ser d’être un art, deviendra scientifique et devra soumettre ses formules, empiriques trop souvent encore, à une méthode et à une précision qui ne laisseront rien au hasard (4). » Car tel est bien l’en- jeu de la gastronomie moléculaire : comprendre la cuisine… pour mieux la maîtriser ! 1 PHYSIQUE DE LA MATIÈRE... COMESTIBLE La cuisine fait appel à une transformation des ingrédients, qui sont autant d’échantillons de matière (animale, végétale, fongique…, voire minérale, comme le sel) que nous offre la nature. Si, à l’école, nous avons tous appris les fameux trois états de la matière (solide, liquide, gazeux, éventuellement étendus à cinq états avec le plasma et le condensat de Bose- Einstein, pour les plus physiciens d’entre nous), force est de constater que ces descripteurs sont d’une utilisation très limitée en cuisine : les produits bruts (viande, poisson, légume…), tout comme transformés (mousses, gâteaux, crèmes…), ne rentrent en effet dans aucune de ces catégories : ce sont des systèmes com- plexes, enchevêtrements de parties solides, liquides ou gazeuses, dont la description fait appel au formalisme des systèmes dispersés (mousses, gels, émulsions, suspensions). Prenons un exemple : pour faire une mayon- naise, on met un peu de vinaigre (éventuel- lement de moutarde) dans un jaune d’œuf, on assaisonne (sel, poivre, herbes…) puis on incorpore de l’huile versée en mince filet tout en touillant vigoureusement. Si tout va bien, le milieu s’épaissit (ce qui est contre-intuitif, car on est en train de verser du liquide dedans !) car l’émulsion « prend »… ou pas, si on s’y est mal pris, la mayonnaise restant alors désespé- rément liquide uploads/Science et Technologie/ la-science-aux-fourneaux-christophe-lavelle.pdf
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- Publié le Oct 28, 2021
- Catégorie Science & technolo...
- Langue French
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