POURQUOI JE SUIS UN CONSTRUCTIVISTE NON REPENTANT par Jean-Louis Le Moigne En 1
POURQUOI JE SUIS UN CONSTRUCTIVISTE NON REPENTANT par Jean-Louis Le Moigne En 1994, Mark Blaug, un des « méthodologistes économistes » anglo- saxons les plus éminents, publiait un article au titre délibérément provo- cant : « Pourquoi je ne suis pas un constructiviste. Confession d’un poppérien non repentant » [1994, p. 109 sq.]. Provocation qui m’autorise à relever dans les mêmes termes, sans arrogance ni désir de blesser mais sans me laisser intimider par l’autorité académique, le défi que nous proposait l’auteur de The Methodology of Economics 1 [1992]. Si la provocation est ici explicitement formulée par un économiste, son argumentation et donc le défi que je me propose de relever sont épistémo- logiques. Ils concernent a priori toutes les disciplines, des sciences dures aux sciences douces en passant par les sciences de l’ingénierie. N’ont-elles pas toutes à s’assurer de la légitimité, sinon de la vérité des énoncés qu’elles produisent et enseignent? En m’en tenant à la légitimation épistémologique de la seule science économique, le défi de M. Blaug serait d’ailleurs aisé à relever : il est si désireux de nous convaincre qu’il est un poppérien non repentant qu’il oublie presque de nous expliquer pourquoi il n’est pas constructiviste. Il faut arri- ver à l’avant-dernière page de sa confession pour identifier ce qu’il tient pour « le fléau du constructivisme » : « Le nouvel anti-modernisme, l’anti-fondationalisme, le post-structuralisme, le déconstructivisme herméneutique, l’analyse du discours, le relativisme radical, la critique finale de la philosophie, appelez cela comme vous vou- lez. Et menant le tout, au moins en économie, la “rhétorique” de McCloskey » [Blaug, 1992, p. 130, note 1]! Comme les épistémologies constructivistes ne sont en aucune façon concernées par ces diverses idéologies (sauf bien sûr par la rhétorique, que McCloskey emprunte, comme nous tous, à Aristote; mais s’agit-il d’une idéologie?), on peut parier que M. Blaug et avec lui la plupart des thurifé- raires de l’anti-constructivisme épistémologique se trompent d’adversaire. Ces idéologies ne se présentent pas comme des épistémologies proposant une étude critique de la science et un mode d’évaluation des connaissances et des disciplines scientifiques enseignées ou enseignables. On peut présu- mer que M. Blaug et ses comparses faisant profession d’anti-constructi- visme s’inventent sous ce label arbitraire un adversaire virtuel qui va leur servir de bouc émissaire. En satanisant les épistémologies constructivistes, 1. La première édition fut très vite traduite en français (La méthodologie économique, 1982). Ouvrage tenu depuis sa première parution en 1980 pour « un des ouvrages les plus importants de la science économique », précise R. Backhouse. « En plaçant Popper au centre des discussions en économie », n’attribuait-il pas à la discipline une caution épistémologique incontestable, caution dont elle avait et, je crois, a toujours un urgent besoin? ils pourront mieux mettre en évidence, par contraste, le caractère à leurs yeux universel et sacré du paradigme épistémologique auquel ils se réfé- rent, celui qui seul fondera la légitimité des énoncés scientifiques ensei- gnables qu’ils assurent produire au service de la société. Ce bouc émissaire ne sera-t-il pas en outre commode pour resserrer les liens au sein de la famille académique quand positivistes et réalistes se disputent trop? « LE NETTOYAGE PRÉALABLE DE LA SITUATION VERBALE » L’exercice de M. Blaug, s’il ne nous dit rien des raisons pour lesquelles il ne veut pas être tenu pour un constructiviste, ni celles qui l’incitent à ne pas considérer une épistémologie constructiviste (qu’il affecte d’ignorer), a en revanche le mérite de nous dire avec prudence les raisons qui légitiment son adhésion à une épistémologie poppérienne nuancée de considérations empruntées à Lakatos. Confessons qu’il n’est pas toujours très convain- cant. On ne lui cherchera pas ici querelle sur la pureté de son poppérianisme. Les sévères discussions critiques que K. Popper opposera, à partir de 1974, aux principes fondateurs des épistémologies positivistes, naturalistes et réalistes, les principes du déterminisme et du réductionnisme, auraient pour- tant dû le mettre en garde : les épistémologies constructivistes n’ont-elles pas trouvé dans ces textes de K. Popper [1984] de solides arguments pour conforter d’avantage encore leur légitimation institutionnelle? Il peut en revanche, avocat du diable à son insu, nous aider à argumen- ter les fondements des épistémologies constructivistes : en examinant les arguments qu’il énumère (et illustre par les progrès contemporains qu’il reconnaît à la science économique), on va être tenté de se demander si cette épistémologie poppérienne « qui sait faire marcher la main dans la main progrès théorique et progrès empirique » ne présente pas nombre des caractéristiques d’une épistémologie constructiviste bien tempérée. M. Blaug se mettrait-il ainsi en position délicate, ne s’apercevant pas qu’il adore une idole épistémologique qu’il voulait brûler? La méthodologie économique serait-elle si mal assurée dans ses justifications? On n’entrera pas dans la querelle, mais, nous souvenant des enjeux socio-politiques, on lui deman- dera une leçon de prudence, et surtout on l’invitera au « nettoyage préa- lable de la situation verbale 2 » [Valéry, Variété, p. 1316]. N’est-ce pas de bonne méthode en recherche scientifique comme ailleurs? Ces procès d’intention et querelles de bannières, si elles nous aident ici à planter le décor, risquent de nous priver de quelques bonnes controverses épistémologiques. Celles-ci peuvent pourtant être fructueuses et bienvenues aujourd’hui, au moins pour les scientifiques qui se reconnaissent citoyens, attentifs à la légitimité des propositions qu’ils produisent afin d’aider les CHASSEZ LE NATUREL… ÉCOLOGISME, NATURALISME ET CONSTRUCTIVISME 198 2. P. Valéry ajoutait : « On ne peut définir que ce qu’on sait construire, mais on peut nommer quoi que ce soit » [Cahiers 1894-1914. T. VI, p. 115]. sociétés humaines à exercer leur intelligence de façon réfléchie. Pourquoi faudrait-il jeter le bébé des épistémologies constructivistes avec l’eau du bain des idéologies postmodernistes? Ne pouvons-nous nous exercer aux méditations du scientifique sur les difficiles questions des rapports multiples de la recherche scientifique et de la « société civile 3 »? AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE DISCOURS DE LA MÉTHODE… Méditations que l’on se propose d’aborder par l’exposé du témoignage que nous a suggéré la provocation de M. Blaug. La question réciproque n’est sans doute ni innocente ni incongrue : pourquoi, aujourd’hui, je suis construc- tiviste? ou plus précisément, pourquoi je m’efforce d’évaluer la légitimité des connaissances que je produis et que j’enseigne en me référant loyale- ment au paradigme des épistémologies constructivistes? Paradigme désor- mais bien construit, héritier de la riche histoire de l’expérience humaine se transformant en « science avec conscience 4 », qui de L.-J. Brouwer [1908 – « Faire plutôt que savoir 5 »] à J. Piaget (forgeantl’expression « épisté- mologie constructiviste 6 » en 1967) va se développer et expliciter ses fon- dements au fil du XX e siècle 7. Méditation à voix haute plutôt que confession publique, puisque je n’ai rien à cacher et que, ne me percevant pas pécheur, je ne sollicite pas de par- don! Méditation épistémologique qui, pragmatiquement, reprend les ances- trales interrogations de chacun, et plus intensément peut-être aujourd’hui celle du chercheur scientifique, cherchant à comprendre ce que nous fai- sons et voulons faire dans cette étrange aventure humaine : est-elle « cette aventure extraordinaire dans laquelle le genre humain s’est engagé, allant je ne sais où », qui fascinait P. Valéry [Variété, p. 1040]? ou cette lente quête vers quelques certitudes éternelles dont Descartes nous assure « qu’il n’en POURQUOI JE SUIS UN CONSTRUCTIVISTE NON REPENTANT 199 3. Au sens où l’entendait G. Vico dans Les principes d’une science nouvelle : celui d’une société tentant de se civiliser, sans exclure a priori ni ses militaires, ni ses clercs. 4. Je reprends ici, à dessein, le titre du « Manifeste » d’Edgar Morin [1982]. 5. « Le constructivisme brouwérien se rattache à l’idée que le monde de la représentation est l’objectivation de la volonté, qui se manifeste en premier par l’action. D’où peut-être la phrase que Weil (1921) attribue à Brouwer sur “les mathématiques, faire plutôt que savoir”. » C’est dans ces termes que J. Largeault caractérise le constructivisme brouwérien dans une de ses remarquables introductions à la traduction française de plusieurs articles de L. E. J. Brouwer publiés dans Intuitionnisme et théorie de la démonstration [1992, p. 17]. 6. Dans Logique et connaissance scientifique. Dans le dernier chapitre de cette encyclopédie, « Les courants de l’épistémologie contemporaine », J. Piaget introduit et présente la famille des « épistémologies constructivistes » [p. 1243-44 sq.] à partir de l’interprétation du « constructivisme radical de Brouwer » [p. 1238]. 7. Voir Le Moigne [1997a, p. 197-216] pour une brève présentation du développement des épistémologies constructivistes entre 1967 et 1997. Des expositions plus amples et plus documentées peuvent être trouvées dans les deux tomes du Constructivisme [1994; 1995a] et dans Les Épistémologies constructivistes » [1995b]. est de si cachées qu’enfin on ne découvre » [Discours de la Méthode, p. 138]? Pindare au V esiècle avant J.-C. répondait déjà : « N’aspire pas, Ô mon âme, à la vie éternelle, Mais explore le champ des possibles 8. » Quelques mots du contexte dans lequel se forme depuis un demi-siècle une expérience qui ne me uploads/Science et Technologie/ lemoign-3.pdf
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- Publié le Mai 19, 2021
- Catégorie Science & technolo...
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