Lettre ouverte à M. Philippe Garrigues, rédacteur en chef de la revue Environme

Lettre ouverte à M. Philippe Garrigues, rédacteur en chef de la revue Environmental Science and Pollution Research. Monsieur, La revue Environmental Science and Pollution Research, dont vous êtes le rédacteur en chef, a publié le 12 janvier 2022 un article intitulé « Quantifiable urine glyphosate levels detected in 99% of the French population, with higher values in men, in younger people, and in farmers ». Cet article prétend démontrer « …une contamination générale de la population française, avec du glyphosate quantifiable dans 99,8% des échantillons d’urine… » (extrait du résumé). Il porte sur le traitement statistique des analyses d’urine réalisées sur 6848 citoyens volontaires par l’association Campagne Glyphosate France, entre 2018 et 2020. Ces campagnes de prélèvements, largement financées par les volontaires qui ont payé leur analyse, ont été très médiatisées pendant toute leur durée. L’association avait annoncé d’emblée que son objectif était d’utiliser ces analyses pour porter plainte : • contre « …toute personne impliquée dans la distribution et la large diffusion dans l’environnement de molécules probablement cancérigène de glyphosate… [suit une longue liste de personnalités comprenant entre autres les présidents et membres des Conseils d’Administration des entreprises produisant des pesticides à base de glyphosate, des agences sanitaires française, allemande et européenne en charge de l’homologation des pesticides, et des laboratoires qui « auraient falsifié ou tronqué les résultats de leurs analyses permettant ainsi la prolongation des mises sur le marché des pesticides contenant du glyphosate »]. • pour « Mise en danger de la vie d’autrui, Tromperie aggravée, Atteintes à l’environnement (Destruction de la biodiversité, pollution des cours d’eau, des nappes phréatiques, des sols …), le cas échéant, en réunion… »1. Au jour où nous rédigeons cette note, Campagne Glyphosate annonce que 5800 plaintes ont déjà été déposées ou sont sur le point de l’être. Cette campagne de mesures avait déjà fait l’objet de nombreuses critiques, sur la méthode d’analyse employée, jugée non fiable. L’un des signataires de cette lettre a résumé dans un article paru en 20212, à partir de l’analyse de 52 études, les principales connaissances scientifiques sur la présence de glyphosate dans les urines, et toutes les raisons de mettre en doute la technique d’analyse utilisée (les tests Elisa de la société Abraxis), qui n’a jamais été validée officiellement par aucune autorité scientifique ou sanitaire. Pour résumer les objections principales : - Toutes les études réalisées avec des méthodologies validées scientifiquement (basées sur le couplage chromatographie/spectrométrie de masse) montrent que l’on peut effectivement observer ponctuellement la présence de glyphosate dans les urines au sein de la population, mais de façon très limitée, ce produit étant éliminé très rapidement par l’organisme. Il est donc tout-à-fait anormal de trouver des traces de glyphosate dans 100% ou presque des analyses. - Le test Elisa d’Abraxis, employé dans cette campagne, est fréquemment utilisé pour les recherches de glyphosate dans l’eau, avec une bonne sensibilité (capacité à détecter de faibles doses de glyphosate) et une bonne sélectivité (absence de réaction erronée à un composé autre que le glyphosate). Par contre, il n’a jamais été validé pour des recherches dans l’urine. La société Abraxis affirme que son test est également utilisable dans l’urine, mais ne présente pas de résultats d’une qualité comparable à ceux présentés dans l’eau, et reconnait elle-même que les résultats positifs doivent être validés par une mesure en chromatographie/spectrométrie de masse, ce que Campagne Glyphosate n’a pas fait. En effet, quand ils sont utilisés dans un fluide biologique aussi complexe que l’urine, il y a de grands risques que les tests Elisa réagissent à des molécules présentant des sites de fixation proches de ceux du glyphosate, et donnent ainsi des « faux-positifs », laissant croire à la présence du glyphosate là où il n’y en a pas. C’est d’ailleurs ce qu’ont constaté des groupes d’agriculteurs membres de la FNSEA, qui ont réalisé des comparaisons en aveugle entre chromatographie et test Elisa3. Dans ce contexte, vous ne pouviez ignorer qu’une publication dans une revue à comité de lecture, comme la vôtre, serait instantanément médiatisée et présentée par Campagne Glyphosate comme une validation de leur méthode par les scientifiques. C’est d’ailleurs bien ce qui s’est produit, puisque l’association proclame désormais, dès la page d’accueil de son site Web que «Les premiers résultats de la Campagne glyphosate ont été analysés par le groupe scientifique. Ces résultats viennent d’être publiés dans une revue scientifique à comité de lecture, c’est à dire que des chercheur.es indépendant.es ont validé la méthodologie de l’étude »4. Or, quand on étudie en détail cette publication, c’est justement la légèreté de sa partie méthodologique qui est très surprenante, pour une publication examinée par un comité de lecture. Dans le chapitre « Materials and Methods/ Urine glyphosate quantification », les auteurs rappellent longuement les références montrant les qualités du test Abraxis pour des analyses dans l’eau, ce qui est totalement hors-sujet comme nous l’avons vu. Pour la justification de leur méthodologie appliquée aux analyses d’urine, ils disent simplement avoir respecté le protocole recommandé par Abraxis, et citent pour seule validation scientifique « indépendante » un article (Krüger et al, 2014)5 qui était déjà cité par Campagne Glyphosate comme démontrant pour le test Abraxis des résultats équivalents à ceux du couplage chromatographie/spectrométrie de masse. Or cette publication fait certes état d’une bonne corrélation entre les deux méthodes, mais comprend deux lacunes inacceptables pour une publication dans une revue scientifique du niveau de Environmental Science and Pollution Research : - Pour les tests dans l’urine humaine, elle ne présente la comparaison entre les deux méthodes que pour 14 échantillons sur plus de 300 analysés dans l’étude (à la lecture du protocole présenté dans l’article, il est impossible de savoir exactement combien d’échantillons ont été analysés en Elisa au total). De plus, rien n’indique sur quel critère ces 14 échantillons ont été choisis, ce qui laisse ouverte tout hypothèse de « cherry picking » (sélection des seuls résultats favorables à la thèse des auteurs). - Tous les échantillons humains présentés dans cette comparaison étaient positifs au glyphosate en chromatographie. Ils ne permettent donc absolument pas de lever la principale inquiétude que l’on peut avoir par rapport aux tests Elisa, c’est-à-dire le risque qu’ils produisent des résultats positifs sur des échantillons ne contenant pas de glyphosate (qui seraient donc négatifs en chromatographie). On peut ajouter à cela que les concentrations obtenues dans cette comparaison sont en moyenne presque deux fois plus élevées avec le test Elisa qu’avec la chromatographie. Ces résultats sont donc parfaitement compatibles avec l’hypothèse selon laquelle les résultats du test Abraxis dans l’urine seraient entachés par un bruit de fond généré par d’autres molécules que le glyphosate, ce qui expliquerait parfaitement que ses résultats soient à la fois bien corrélés avec la teneur en glyphosate quand il y en a réellement, et nettement supérieurs à la concentration réelle. Notons enfin que Monika Krüger, l’auteur principal de cette étude, est la fondatrice du laboratoire Biocheck, qui réalise les analyses commandées par Campagne Glyphosate6. Contrairement à ce qu’affirme Campagne Glyphosate, cette publication dans Environmental Science and Pollution Research ne présente donc aucune justification indépendante et scientifiquement recevable de la méthodologie employée. Cela invalide donc l’ensemble de la publication, dont la seule partie originale est l’analyse statistique des données obtenues par cette méthode, qui génère très probablement une forte majorité de résultats faussement positifs. Par ailleurs, les auteurs semblent avoir une conception très restrictive de la notion de conflit d’intérêts : parmi les 8 auteurs, un seul a déclaré un conflit d’intérêt potentiel. Pourtant les 3 premiers auteurs sont tous membres de l’Association Campagne Glyphosate. Même s’ils ne sont pas salariés de cette association, ils sont tout de même fortement impliqués dans les résultats obtenus : une publication reconnaissant que la méthode n’est pas valide leur serait très préjudiciable, et les exposerait à des plaintes pour tromperie des volontaires qui ont payé une analyse et déposé une plainte sur la foi de leurs affirmations. Or ces trois auteurs jouent un rôle fondamental, puisqu’ils représentent l’association qui a défini le protocole de prélèvement et le choix de la technique analytique utilisée, sur laquelle repose entièrement la crédibilité des analyses statistiques réalisées par les autres auteurs. Cela nous amène donc à vous poser, en tant que Rédacteur en Chef de la revue, les deux questions suivantes : - Confirmez-vous que vous considérez la publication Krüger et al 2014 comme suffisante pour valider la méthodologie utilisée par Campagne Glyphosate, et si oui, comment expliquez- vous ses divergences avec toutes les autres études parues dans la presse scientifique (voir la bibliographie de la référence 2 de la présente lettre) ? - Confirmez-vous que vous considérez que les auteurs membres de l’Association Campagne Glyphosate sont exempts de conflit d’intérêts à propos de cette publication ? Considérez- vous également qu’il est acceptable de retenir sans vérification une étude, qui repose sur une méthodologie qui n’est à ce jour préconisée que par la firme fabriquant le test, et le laboratoire qui réalise les analyses ? Enfin, connaissant l’utilisation juridique que Campagne Glyphosate entend faire de cette publication, ne pensez-vous pas uploads/Science et Technologie/ lettre-ouverte-philippe-garrigues.pdf

  • 65
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager