Revue d'économie industrielle 159 | 3e trimestre 2017 L’innovation soutenable A

Revue d'économie industrielle 159 | 3e trimestre 2017 L’innovation soutenable Adopter une vision dynamique de l’innovation soutenable : le cas des circuits courts alimentaires Looking at sustainable innovation dynamically: The example of farm-to-fork systems Élodie Brûlé-Gapihan, Audrey Laude et Étienne Maclouf Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rei/6598 DOI : 10.4000/rei.6598 ISSN : 1773-0198 Éditeur De Boeck Supérieur Édition imprimée Date de publication : 15 septembre 2017 Pagination : 53-78 ISBN : 9782807391437 ISSN : 0154-3229 Référence électronique Élodie Brûlé-Gapihan, Audrey Laude et Étienne Maclouf, « Adopter une vision dynamique de l’innovation soutenable : le cas des circuits courts alimentaires », Revue d'économie industrielle [En ligne], 159 | 3e trimestre 2017, mis en ligne le 15 septembre 2019, consulté le 04 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/rei/6598 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rei.6598 © Revue d’économie industrielle 53 RE V UE D’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE ➻ N° 159 ➻ 3 E TRIME STRE 2017 ADOPTER UNE VISION DYNAMIQUE DE L’INNOVATION SOUTENABLE : LE CAS DES CIRCUITS COURTS ALIMENTAIRES1 Élodie Brûlé-Gapihan*, Université de Reims Champagne-Ardenne (EA 6292 REGARDS) Audrey Laude, Université de Reims Champagne-Ardenne (EA 6292 REGARDS) Étienne Maclouf, Université Paris 2 Panthéon-Assas, Sorbonne Universités (EA3386 LARGEPA), Museum National d’Histoire Naturelle (UMR7204 CESCO, équipe Socio-Ecosystèmes) Mots clés : innovation soutenable, circuit court alimentaire, multi-level perspective. Keywords: sustainable innovation, farm-to-fork system, multi-level ­ perspective. 1 * Élodie Brûlé-Gapihan : elodie.brule@univ-reims.fr Audrey Laude : audrey.laude-depezay@univ-reims.fr Étienne Maclouf : etiennemaclouf@gmail.fr 1 Cette recherche a bénéficié du soutien financier de la Région Grand Est dans le cadre d’un projet Innov’Action en partenariat avec l’ARDEAR. Nous remercions l’en- semble des agriculteurs interviewés qui ont bien voulu répondre à nos questions et remarques, ainsi que les évaluateurs anonymes de la Revue d’économie industrielle et de l’AIMS qui nous ont permis d’affiner nos propos et arguments. ADOPTER UNE VISION DYNAMIQUE DE L ’INNOVATION SOUTENABLE 54 RE V UE D’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE ➻ N° 159 ➻ 3 E TRIME STRE 2017 INTRODUCTION Face aux limites environnementales, économiques et sociales de nos modèles agricoles conventionnels, de nombreuses innovations se défi- nissent comme étant environnementales, c’est-à-dire favorables à l’envi- ronnement. Cependant, il est extrêmement difficile de savoir si une véri- table transition est effectivement en cours ou bien si les innovations dites environnementales sont marginales voire, dans certains cas, contre-pro- ductives (Debref, 2016). Afin de dépasser ces limites, cet article propose 1) d’introduire la notion d’innovation soutenable 2, qui complète la définition de l’innovation environnementale en incluant la dimension sociale ; 2) de montrer la nécessité d’adopter une approche dynamique de l’innovation soutenable pour être en mesure de caractériser l’incertitude et l’ambiva- lence des changements au sein d’un secteur de production du point de vue de leurs bénéfices attendus pour l’environnement et pour la société. Cet article s’intéresse à un projet d’innovation soutenable dans l’agri- culture : les circuits courts (CC) alimentaires, et s’inscrit dans le champ des travaux sur les Systèmes Agroalimentaires Alternatifs (S3A). Suivant Deverre et Lamine (2010, p. 58), les S3A peuvent être définis comme l’en- semble des « initiatives » comportant des allégations de « nouveaux » liens entre pro- ducteurs et consommateurs, en rupture avec le système « dominant ». Si cette défi- nition recouvre un grand nombre d’initiatives alternatives au système agroalimentaire dominant ou conventionnel comme le développement de marques territoriales, la production de nourriture par les consommateurs ou le commerce équitable (ibid.), nous concentrons notre analyse sur l’his- torique du renouveau des circuits courts. Plus loin, nous verrons que nous préférons parler de régime sociotechnique ou de régime dominant pour désigner le système alimentaire dominant, en référence au modèle Multi- Level Perspective (désormais MLP) qui s’inscrit dans les courants du mana- gement de la transition et de l’économie dite évolutionniste (Geels et Shot, 2007). De même, le terme de niche-innovation sera utilisé pour désigner les innovations alternatives à ce régime dominant. Représentant la suppression des intermédiaires entre producteurs et consommateurs finaux, les circuits courts ne constituent pas un phénomène 2 Le terme d’innovation soutenable est proposé comme traduction de l’anglais « sustainable innovation », voir section 1 pour plus de détails. ADOPTER UNE VISION DYNAMIQUE DE L ’INNOVATION SOUTENABLE 55 RE V UE D’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE ➻ N° 159 ➻ 3 E TRIME STRE 2017 nouveau et comprennent des formes de commercialisation que nous pouvons qualifier de traditionnelles, comme la vente à la ferme, en bord de route ou sur des marchés de producteurs. Il existe donc un gradient de nouveauté apporté par chaque mode de commercialisation, qui pris isolément peut être plus ou moins innovant. La littérature française sur les circuits courts questionne la nature de l’alternative de ce système agricole en mettant l’ac- cent sur la transformation du métier (Chiffoleau, 2012 ; Dufour et al., 2010 ; Dufour et Lanciano, 2012), sur la création de lien social (Herault-Fournier et al., 2012 ; Chiffoleau et Paturel, 2016), sur la variable culturelle (Castel, 2011) ou sur la rentabilité du modèle économique (Cleveland et al., 2014 ; Olivier et Coquart, 2010). Ce papier s’inscrit dans cette lignée en proposant de prendre également en compte les interactions entre ces changements localisés et le système agricole dominant dans son ensemble. Par ailleurs, il propose une démarche historique de l’émergence des circuits courts en justifiant son émergence au regard de la multiplication de l’offre de produits dits biolo- giques. En France, si le lien entre circuit court et agriculture paysanne est sous-entendu dans les travaux, peu de recherches (à l’exception de Gafsi et Favreau, 2014) montrent la proximité des projets d’agriculture biologique et de circuit court, contrairement aux travaux australiens (Deverre et Lamine, 2010). Dans cet article, nous montrons la continuité qui existe dans ces deux projets et présentons les circuits courts non pas seulement comme une inno- vation environnementale (Maréchal et Spanu, 2010) ou sociale (Chiffoleau et Paturel, 2016) mais comme une innovation soutenable. Ainsi, nous retraçons la dynamique du développement en France des pro- jets d’agriculture soutenable, en montrant comment cette agriculture se construit tout d’abord autour de la définition d’une agriculture biologique qui se légitime au regard des dérives du projet d’agriculture convention- nelle, et comment elle se renouvelle aujourd’hui autour de la question de la désintermédiation, c’est-à-dire des circuits courts. Nous soutenons ainsi que le développement des circuits courts alimentaires en France résulte d’un projet pour une agriculture soutenable datant des années 1970, dont l’aspect environnemental a tout d’abord primé pour légitimer l’agriculture biolo- gique. Plus précisément, l’adoption de l’agriculture biologique par les filières conventionnelles (conduisant à des débats sur le degré d’exigence des chartes et des labels), ainsi que la crise économique que subissent les agriculteurs conventionnels, ont favorisé le redéploiement des circuits courts alimen- taires. Ce renouveau s’est effectué avec des formes traditionnelles telles que le marché, ou avec de nouveaux modes de distribution comme les AMAP. ADOPTER UNE VISION DYNAMIQUE DE L ’INNOVATION SOUTENABLE 56 RE V UE D’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE ➻ N° 159 ➻ 3 E TRIME STRE 2017 Ce travail repose sur des données qualitatives, primaires et secondaires. Ce sont les données secondaires, issues d’une revue de littérature faite sur la modernisation de l’agriculture, et notamment de l’agriculture biologique, qui sont au cœur de l’historique réalisé. Elles ont été complétées par des données primaires collectées via des entretiens semi-dirigés menés auprès d’agriculteurs installés en bio en 2007 et en 2016, dans le cadre la seconde fois d’une recherche-action de 2 ans réalisée avec l’Association Régionale de Développement de l’Emploi Agricole et Rurale (ARDEAR) de l’ex-région Champagne-Ardenne. Si ces entretiens ne visaient pas de prime abord à faire l’inventaire du lien entre les trajectoires de l’agriculture biologique et des circuits courts, ils ont fourni indirectement des éléments qui nous ont permis de conforter ou d’affiner notre interprétation historique des projets contestataires au système agroalimentaire conventionnel. Cet article débute par la définition de l’innovation soutenable, ses fonde- ments historiques et ses caractéristiques. Il se poursuit dans une deuxième partie par l’analyse historique de l’émergence des circuits courts (CC) ali- mentaires en France. Cette analyse commence par une rapide présenta- tion des caractéristiques de l’agriculture conventionnelle (section 2.1) et de ses principales critiques (section 2.2). Dans ce contexte, nous précisons les étapes clefs menant à l’agriculture biologique d’aujourd’hui (section 2.3) et comment les circuits se présentent comme le renouvellement d’un pro- jet alternatif à l’agriculture conventionnelle (section 2.4). À partir de cette analyse historique, nous proposons un modèle inspiré de l’approche MLP développée par Geels et Schot (2007), à la section 3. Notre modèle intègre la dynamique de l’innovation soutenable et invite à considérer comment cette innovation interagit, dans la durée, avec le modèle conventionnel. Il permet enfin de mieux comprendre la manière dont la question de la sou- tenabilité est interprétée par les acteurs minoritaires du secteur agricole français. 1. L’INNOVATION SOUTENABLE, HISTORIQUE ET DÉFINITION Dès le XVIIIe siècle, Thomas Robert Malthus et David Ricardo évoquent les limites environnementales pour désigner les contraintes terrestres des rendements alimentaires au regard d’une population croissant plus ADOPTER UNE VISION DYNAMIQUE DE L ’INNOVATION SOUTENABLE 57 RE V UE D’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE ➻ N° 159 ➻ 3 E TRIME STRE 2017 rapidement (Mebratu, 1998). Ce n’est uploads/Science et Technologie/ rei-6598.pdf

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