Weber et la notion de « compréhension » « L ’homme est ce que nous connaissons
Weber et la notion de « compréhension » « L ’homme est ce que nous connaissons tous. » Démocrite, fragment 165. Les sciences sociales contemporaines ont pris en dépôt le terme de « compréhension ». Elles lui assignent un objectif dont on peut, en première approximation, marquer ainsi la spécificité : la compréhension permet de recomposer le sens d’une activité. Dans la mesure où l’activité se définit comme la conduite que le sujet investit d’une signification, comprendre veut dire retourner au processus de production du sens, qui s’exprime dans les différents motifs par lesquels les sujets rendent compte de leurs comportements. Le succès du terme de « compréhension » tient, pour une large part, à cette possibilité de retrouver le contenu subjectivement vécu d’une activité. Mais cette possibilité ne doit pas masquer la difficulté qui s’attache aussitôt à la compréhension. Elle repose en effet sur un appel ambigu à une double immédiateté cognitive. D’abord, l’immédiateté de sens qu’une activité quelconque peut avoir aux yeux du sujet social. Ensuite, l’immédiateté de sens que convoque sa saisie plus ou moins spontanée par le sujet connaissant. Raymond Aron a mesuré combien ce présupposé continuiste tend à obscurcir, dans la sociologie wébérienne, une définition précise de la compréhension : « Il est difficile de définir exactement la “compréhension”. Weber la caractérise plutôt qu’il ne la définit. Il parle de l’évidence spécifique qui s’attache à la saisie de relations significatives, de motif à acte, ou de moyens à but. Nous avons l’impression de pouvoir reproduire en nous-mêmes le déroulement de conscience que nous atteignons chez les autres. » [1] (https://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de- sociologie-2004-1-page-35.htm#no1) Et de fait, si la compréhension reconduit méthodiquement une démarche naturelle de la conscience humaine – celle de la visée intentionnelle –, si elle est donc différente en degré et non en nature de l’objectivation préscientifique à laquelle se livrent les sujets sociaux, la continuité n’est pas conceptuellement élucidée entre, d’une part, le plan immédiat de l’expérience psychique vécue et, d’autre part, le plan proprement scientifique où le rapport entre motivation et action apparaît comme une évidence objective. Dans Économie et société, au premier chapitre de la partie intitulée Les catégories de la sociologie, Weber ouvre sans détour son propos par la définition suivante : « Nous appelons sociologie [...] une science qui se propose de comprendre par interprétation (deutend verstehen) l’activité sociale et par-là d’expliquer causalement (ursächlich erklären) son déroulement et ses effets. » [2] (https://www.cairn.info/revue- cahiers-internationaux-de-sociologie-2004-1-page- 35.htm#no2) La définition wébérienne de la sociologie établit une relation de circularité entre les notions de compréhension, d’interprétation et d’explication de l’activité sociale. Elle articule ainsi autour de trois points essentiels ce que Weber appelle par ailleurs « le difficile concept (Begriff) du “comprendre” » [3] (https://www.cairn.info/revue-cahiers- internationaux-de-sociologie-2004-1-page-35.htm#no3). Le premier point engage l’objet sociologique dans son statut particulier, et la théorie de la connaissance sociologique dans son enjeu compréhensif : l’objet sociologique est une activité sociale, et elle est structurée par un sens qu’il s’agit de comprendre. Comprendre une activité sociale, c’est comprendre le sens qui est subjectivement visé par l’individu. Le second point engage la méthode sociologique dans sa dimension interprétative, et le type d’intelligibilité appliqué à l’objet sociologique : le sens subjectif inhérent à l’activité sociale justifie une double approche interprétative et rationnelle. Comprendre le sens d’une activité sociale, c’est l’interpréter sous certaines conditions de rationalité préalablement posées. Le troisième point engage l’explication causale comme un achèvement modal du projet compréhensif : expliquer une activité sociale, c’est montrer qu’elle est le résultat d’un sens subjectivement visé qu’il s’agit de comprendre. L ’interprétation rationnelle du sens subjectivement visé trouve son corrélat causal dans l’explication du sens objectivement valable : le sens subjectif qu’il convient de comprendre est la cause de l’activité qu’il convient d’expliquer. Expliquer une activité sociale, c’est donc ordonner causalement les raisons subjectives qui la motivent avec sa manifestation objective – c’est-à-dire avec le déroulement extérieur et avec les effets de l’activité considérée. Compréhension et signification Les termes de « compréhension » et de « signification » sont tout d’abord convertibles dans l’activité humaine, avec laquelle ils entretiennent une relation d’immanence. L ’activité se définit en effet comme le comportement auquel l’individu communique un sens subjectif. Elle revêt dès lors une dimension de « significativité » qui la rend justiciable de compréhension : l’activité significative (sinnhaftes Handeln) est ipso facto une activité compréhensible [4] (https://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de- sociologie-2004-1-page-35.htm#no4). En délivrant des enchaînements réguliers et mécaniques entre les phénomènes, les sciences de la nature expliquent leur signification extérieure sans pour autant atteindre à leur sens interne. Les sciences de la culture (Kulturwissenschaften) se distinguent des sciences de la nature. Leur objet porte en lui- même une signification qu’il est possible de comprendre [5] (https://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de- sociologie-2004-1-page-35.htm#no5). Le sens subjectivement vécu ne qualifie pas seulement l’individu comme auteur et comme acteur de l’activité. Il qualifie encore la compréhension comme un concept congruent avec la réalité qu’il est supposé décrire. L ’exigence compréhensive revendiquée pour les sciences sociales est alors différente de l’exigence explicative des sciences naturelles. La modalité sous laquelle l’objet de connaissance advient présente une triple originalité. Sa signification est interne à la réalité du sujet agissant, à la perception qu’il en a au titre de sujet conscient, et à la pensée du sujet connaissant qui prétend la saisir. Aron a désigné cette immédiateté de sens, présupposant que le semblable peut être connu par le semblable, du nom d’ « intelligibilité intrinsèque » : « La conduite humaine présente une intelligibilité intrinsèque qui tient au fait que les hommes sont doués de conscience. Le plus souvent certaines relations intelligibles sont immédiatement perceptibles entre des actes et des fins, entre les actes de l’un et les actes de l’autre. Les conduites humaines comportent une texture intelligible que les sciences de la réalité humaine sont capables de saisir. » [6] (https://www.cairn.info/revue-cahiers- internationaux-de-sociologie-2004-1-page-35.htm#no6) Contrairement à Durkheim, Weber établit donc que la compréhension d’une activité ouvre sur la saisie du sens que le sujet attribue à sa conduite, sans considération liminaire des signes objectifs de son inscription dans le monde social, ou de son extériorité factuelle par rapport à la conscience pratique du sujet. La compréhension wébérienne se définit d’emblée comme la reconstruction objective d’un processus cognitif. Si l’activité fait sens pour le sujet, c’est parce qu’il ne peut manquer d’associer à sa conduite effective un fait de conscience spécifique : « Le processus extérieur du comportement [...] revêt des formes extrêmement diverses dont la compréhension ne peut être atteinte qu’à partir d’expériences subjectives, de représentations, des fins poursuivies par les individus – c’est-à-dire à partir de la “signification” de ce comportement. » [7] (https://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de- sociologie-2004-1-page-35.htm#no7) Mais l’activité humaine peut être également traversée par un rapport entre son propre déroulement et le comportement des autres sujets. Weber précise ainsi la distinction entre une activité simple et une activité sociale. L ’activité simple se suffit à être informée par un sens subjectif. L ’activité sociale est guidée par un sens subjectivement visé qui la motive. L ’activité sociale mobilise alors, dans l’esprit du sujet, une triple compétence compréhensive : celle du sens qui est subjectivement visé (gemeinten Sinn) ; celle du comportement d’autrui à quoi elle se rapporte ; et celle que son déroulement est passible d’adopter, dès lors qu’elle interagit avec d’autres activités sociales dont le sujet a présumé le contenu mental ou le déroulement extérieur [8] (https://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de- sociologie-2004-1-page-35.htm#no8). « N’importe quel contact entre les hommes, fait observer Weber, n’est pas de caractère social, mais seul l’est le comportement propre qui s’oriente significativement d’après le comportement d’autrui. » [9] (https://www.cairn.info/revue-cahiers- internationaux-de-sociologie-2004-1-page-35.htm#no9) Cette définition introduit l’activité sociale dans le champ de l’altérité et du commerce intersubjectivement négocié. Elle ouvre sur ce que Weber appelle l’ « expectation » (Erwartung) du comportement d’autrui. C’est-à-dire sur la sphère des attentes de réciprocité, où le rapport entre une conduite et un contenu mental prend la forme extérieure de la régularité, et où il autorise alors le sujet social à formuler des hypothèses probables sur le déroulement de la conduite d’autrui [10] (https://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de- sociologie-2004-1-page-35.htm#no10). Mais la définition wébérienne interdit surtout de réduire l’activité sociale au théorème d’un en soi psychique autosuffisant. Une activité humaine ne gagne de densité socialement significative que dans un rapport expectatif avec d’autres comportements. La compréhension wébérienne circonscrit ici l’espace des relations sociales, qui enveloppent tout comportement que l’individu accompagne d’un sens subjectivement visé [11] (https://www.cairn.info/revue- cahiers-internationaux-de-sociologie-2004-1-page- 35.htm#no11). La notion de sens subjectivement visée est donc prioritaire dans la sociologie wébérienne. Elle fait intervenir trois postulats fondamentaux, qui touchent respectivement à sa définition de la sociologie, à sa théorie sociologique et à son épistémologie des sciences sociales. Weber résout d’abord sa définition programmatique de la sociologie en l’identifiant avec sa définition du fait sociologique. La sociologie wébérienne peut être dite « compréhensive », dans la mesure où la compréhension est le mode de connaissance qui est requis par la nature même de l’objet sociologique. Comprendre, c’est en effet saisir le sens subjectivement visé qui représente le primum mobile des conduites sociales. La notion de « compréhension » est univoque : elle caractérise uploads/Science et Technologie/ weber-et-la-notion-de-comprehension-cairn-info.pdf
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- Publié le Sep 12, 2021
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