Dynamique d’innovation dans les métiers d’art de l’artisanat en Tunisie Hela Mi

Dynamique d’innovation dans les métiers d’art de l’artisanat en Tunisie Hela Miled Université de La Manouba, Tunis (Tunisie) Résumé En se basant sur une littérature issue principalement des théories émises par l’Institut Supérieur des Métiers de France concernant l’innovation artisanale, cette étude se permet d’enrichir les travaux récents sur l’innovation dans l’activité artisanale, et de proposer des éclairages nouveaux sur les pratiques de réalisation dans ce secteur en Tunisie. En se focalisant sur des spécificités du faire, du comment, et de l’expérience pragmatique de l’innovation, elle défend l’idée selon laquelle, dans le contexte tunisien, l’innovation ne peut être étudiée uniquement en fonction de quelconque stratégie managériale. Elle est, en réalité, globale et surtout, permanente dans la mesure où elle émane de la pratique et de la réalisation en elles-mêmes. Introduction Force est de reconnaître que l’artisanat est mal connu, voire ignoré de nos jours. Après avoir été considéré comme trop archaïque pour survivre dans la concurrence, trop traditionnel pour suivre les innovations,1 il fait l’objet d’un regain d’intérêt en se structurant lentement et progressivement pour prendre place dans l’organisation économique globale et devenir aujourd’hui un facteur d’équilibre social2, si bien que, dans un contexte général, le véritable questionnement n’est plus sur sa survivance, mais plutôt sur celui de son développement et de son devenir. Cette idée est profondément exploitée par l’Institut Supérieur des Métiers de France. A l’issue de plusieurs années de travail sur le monde artisanal dans le cadre de certains Clubs de Dirigeants3 du Réseau Artisanat-Université®, l’artisanat en France s’est dévoilé comme un 1 Ch. Jaeger (1982), Artisanat et capitalisme : l'envers de la roue de l'histoire, Paris : Payot, p.13. 2 R. Philoux (1997), Agents romantiques cherchent oreille attentive. In: J. Muchnik, Petites entreprises et grands enjeux: le développement agroalimentaire local, vol. 2, Paris : Harmattan, p.11. 3 Notamment celui de Languedoc-Roussillon animé par des chercheurs universitaires de l’Université de Montpellier 1 et ayant pour thématique les modes de développement de l’entreprise artisanale, et celui des Pays- de-la-Loire dont les membres appartiennent à l’Université de Nantes et travaillant sur la conception-innovation au cœur de l’entreprise artisanale. In : Institut Supérieur des Métiers (2007), L’Innovation «Combinatoire» au Cœur de l’Artisanat, Cahier de synthèse national du réseau, Le Réseau Artisanat-Université, p.24. véritable laboratoire d’idées et de pratiques nouvelles, un vivier de l’innovation qui tranche avec les représentations encore fréquentes associant l’artisanat à la tradition et à la répétition d’un savoir-faire ancestral.4 Les multiples travaux des Clubs ont même laissé apparaître de nouvelles formes d’innovation outrepassant celles de produits et de procédés pour laisser apparaître la dimension de service comme « un fort gisement d’innovation spécifique aux entreprises artisanales quel que soit le métier, »5 et tributaire de quatre principaux variables, à savoir la personnalité du dirigeant, l’entreprise elle-même, le métier et le savoir-faire, et le marché6. Ils ont, également, établi de nouvelles approches de mesure, d’analyse et d’interprétation du processus d’innovation, propres à l’entreprise artisanale, et sont devenues de véritables guides à suivre et des références en la matière. Sur le plan historiographique, le contexte tunisien ne diffère guère de celui européen et plus particulièrement du français. Ayant connu, autrefois, une grande époque de prospérité et de gloire, la représentation de l’artisanat en Tunisie est devenue crépusculaire depuis la colonisation. Pourtant, il présente, depuis toujours, une remarquable résistance aux contraintes de l’économie capitaliste, et ce grâce à la génération de ses propres logiques et modalités concrètes de pérennité. La réalité de ce secteur a suscité l’intérêt de plusieurs académiciens et professionnels tunisiens, chacun en fonction de son domaine de recherche. Nous avons choisi de faire de même en l’associant au concept de l’innovation à l’instar de certaines théories du Réseau Artisanat-Université® ont largement prouvé que cette combinaison n’est pas une pure chimère. Dès lors, cette recherche s’interroge sur le degré et la manière de l’existence de l’innovation dans le secteur des métiers d’art de l’artisanat en Tunisie. Elle se réserve, pour finalité, l’amélioration de la compréhension de l’innovation dans le secteur de l’artisanat en Tunisie. Si la revue de la littérature la plus récente reconnaît l’importance et la primordialité de ce phénomène pour un tel secteur d’activité, ce travail n’en demeure pas moins limité quant à la spécification de sa réalité. Or, son objectif majeur est de décrire et de comprendre comment l’organisation artisanale met en application, en permanence, l’innovation dans chaque pratique et chaque geste. 4 S. Boutillier, M. David et C. Fournier (2010), Traité de l’Artisanat et de la Petite Entreprise, Paris : Educaweb, p.421. 5 N. Schieb-Bienfait et H. Journe – Michel, (2005), La Stratégie du Potier Revisitée, Innovation et Artisanat : Propositions pour un Programme de Recherche, 14ème conférence internationale de l’AIMS, Angers, p.2. 6 S. Boutillier, M. David et C. Fournier, op. cit., p.428. Cadre conceptuel Avant d’entreprendre la présente problématique, il faut d’abord s’interroger sur l’intérêt de mener une recherche qui conjugue des concepts a priori disparates à savoir artisanat et innovation. En réalité, l’artisanat était relégué, pendant trop longtemps, au rang du folklore national, voire d’assistance sociale aux plus démunis. Aujourd’hui, il a regagné son statut de facteur à part entière d’équilibre social et économique comme il en a été le cas autrefois. Plusieurs écrits des sciences humaines et sociales se sont penchés sur la délimitation des contours du concept de l’artisanat. N’ayant pas la possibilité d’en faire une liste exhaustive, nous nous limitons à la représentation de Richard Sennett qui, ayant pour principales références certaines études cognitives puisées dans la philosophie, la psychologie et même la psychanalyse, soutient que l’artisanat n’est autre que la tendance foncière de toute personne à soigner son travail impliquant une lente acquisition de talents. « Le métier peut suggérer un mode de vie qui a disparu avec l’avènement de la société industrielle, mais c’est trompeur. Le métier désigne un élan humain élémentaire et durable, le désir de bien faire son travail en soi. Il va bien plus loin que le travail manuel qualifié ; il sert le programmateur d’ordinateur, le médecin et l’artiste »7. Sennett entend plaider une définition de l’artisanat beaucoup plus large que celle de travail manuel spécialisé ; ceci étant en faisant appel aux pensées de Platon qui propose une définition globalisante fondée sur le travail de qualité : « tout métier est une forme de travail animée par la recherche de la qualité. Ce but est comme l’arête, la norme d’excellence, implicite dans tout acte : l’aspiration à la qualité conduira l’artisan à s’améliorer, à mieux faire plutôt qu’à se débrouiller. »8 Par ailleurs, l’intérêt porté à l’innovation, concept à la mode et appliqué à toutes les sauces jusqu’à devenir la pierre angulaire de toutes les disciplines, demeure encore le parent pauvre, le sujet de tâtonnement pour toute personne en relation avec le secteur de l’artisanat. Il se résume généralement à la création de nouveaux produits pour une certaine clientèle. Alors qu’il en est tout autre. 7 R. Sennett (2010), Ce Que Sait la Main - La Culture de l’Artisanat, Paris : Albin Michel, p.20. 8 Platon, Banquet, 205 b-c. Cité dans : Ibid., p.37. En réalité, érigées sous le prisme de diverses disciplines des sciences humaines et sociales, les multiples recherches qui ont étudié le concept de l’innovation soulignent son aspect protéiformique et notent qu’il s’agit : - d’un maître mot du discours des sociétés modernes soumises aux tensions de l’hyper- compétitivité, - d’un idéal à atteindre dans l’imaginaire collectif des stratégies économiques. Certains linguistes et historiens comme Quentin Skinner9 ou Benoît Godin10 se sont interrogés sur l’émergence et les effets de toute cette effervescence et se sont focalisés sur le comment, le quand et le pourquoi de l’évolution radicale de ce mot surtout que pendant des siècles, le terme avait des connotations péjoratives avec des fins accusatoires. Les croissances économiques et surtout l’institutionnalisation de l’invention technologique par des lois et des brevets ont rendu l’innovation exclusivement industrielle et économique, mesurable uniquement dans les entreprises. Pourtant, on voit de plus en plus de nos jours l’émergence d’une nouvelle culture de l’innovation plus élargie et moins technologiques comme l’innovation sociale, l’innovation de bricolage (the do-it-self innovation), l’innovation dirigée par les utilisateurs (the user-led-innovation), l’innovation ouverte (the open innovation), ou encore l’innovation démocratisée. Ce qu’il vaut retenir, c’est que pour comprendre l’innovation, il faut prendre en compte ses différents aspects non technologiques. C’est dans cette orientation que nous avons identifié les différentes représentations actuelles du concept. Ainsi, nous avançons que l’innovation revient à faire son métier en adaptant au jour le jour son projet aux contraintes de chaque situation. Elle devient synonyme d’avoir l’intention de mieux répondre aux attentes. Il s’agit, en réalité, d’un concept qui tient plus aux personnes qu’aux procédures utilisées. C’est une activité humaine plus qu’un aspect du produit. L’innovation artisanale selon le Réseau Artisanat-Université® Par ailleurs, dans les différents écrits sur le sujet, l’idée de l’innovation paraît plausible dans les PME industrielles et demeure une pure utopie dans l’artisanat. Cette idée rétrograde n’a pas été admise par l’Institut Supérieur des Métiers de France qui s’était mis au défi de uploads/Science et Technologie/developpement-de-larticle.pdf

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