1/10 Le rationnel et le merveilleux Le rôle de l'effet Père Noël dans la relati

1/10 Le rationnel et le merveilleux Le rôle de l'effet Père Noël dans la relation science-société Avec son double besoin de rationalité et de merveilleux, la société entretient un rapport ambigu avec la science. C'est ce qu'explicite « l'effet Père Noël », qui démontre la nécessité de préserver une part de rêve et d'imaginaire dans la construction d’une culture scientifique épanouissante. Résumé Si les scientifiques n'ont aucun doute quant à la capacité d'émerveillement qu'offre la science, il n'en va pas de même des profanes qui l'accusent souvent de briser leurs rêves, de violer leur intimité, de « tuer le merveilleux ». Un merveilleux qui constitue pourtant un besoin fondamental de l'être humain. Entre science et société, la vulgarisation scientifique s'efforce de propager des régimes de pensée rationnels en usant des procédés les plus variés, des pratiques artistiques aux questions métaphysiques, pour susciter l'intérêt de ses publics et les mettre en « appétit de science ». Telle des parents dans la posture ambiguë qu'entretient la perpétuation de la croyance au Père Noël, contrainte de « dire la vérité, toute la vérité », elle devra commencer par surmonter de véritables chocs émotionnels avant de pouvoir susciter l'émerveillement pour ses pratiques et ses régimes de pensée. Trop rationaliste, elle détournera de la science. Trop ésotérique, elle en troublera le message. Dans les deux cas, elle risquera de faire le jeu des parasciences. Comment alors concilier le besoin de merveilleux avec la nécessité de transmettre une information juste et rationnelle ? La perte du merveilleux causée par la connaissance peut-elle être compensée par l'émerveillement qu'elle procure ? Tel est le projet de cet article et de la conceptualisation de ce que nous avons appelé l'effet Père Noël. Mots-clés Vulgarisation scientifique, émerveillement, merveilleux, rationalité, effet Père Noël, parasciences Richard-Emmanuel EASTES* (AUTEUR-CORRESPONDANT) Professeur agrégé de Sciences physiques Chargé de mission au Département d’Etudes Cognitives Fondateur du groupe TRACES - Président de l’Association Les Atomes Crochus Ecole normale supérieure – 29 rue d’Ulm – 75005 Paris Assistante : +33 8 74 59 87 41 – Ligne directe: +33 1 44 32 26 79 richard-emmanuel.eastes@ens.fr – http://cognition.ens.fr/~reeastes/ Francine PELLAUD Docteur en Sciences de l’éducation Laboratoire de Didactique et Epistémologie des Sciences (LDES) Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Université de Genève – 40 bd du Pont d’Arve – CH-1211 Genève (Suisse) Secrétariat : +41 22 379 96 18 – Ligne directe : +41 22 379 97 58 francine.pellaud@pse.unige.ch – www.ldes.unige.ch Remerciements Nos plus sincères remerciements aux étudiants de la formation C2S2 (Communication Scientifique, Cognition, Société) du groupe TRACES (Théories et Réflexions sur l'Apprendre, la Communication et l'Education Scientifiques) au Département d’Etudes Cognitives de l'Ecole normale supérieure. C'est en effet lors d'une discussion entreprise au sein de ce cours (http://cognition.ens.fr/traces/) qu'est né le concept d'effet Père Noël. 2/10 Le paradigme d'une science enchanteresse Au sein de la communauté scientifique et pour les adeptes du partage de la culture du même nom, il est une certitude bien établie quant au rôle de la vulgarisation scientifique : celle de l'émerveillement qu'elle procure à qui a le privilège d'en bénéficier (figure 1). Au profane, la science apporte d'une part données contrôlées, connaissances et explications, méthodes et modes de raisonnement voire, plus généralement, une certaine Weltanschauung (vision du monde), mais elle possède d’autre part « le pouvoir extraordinaire de transformer la vision en regard, l’ouïe en écoute, le goût et l’odorat en imprégnations et plus généralement, les perceptions en plaisirs » (Eastes, 2004) [1]. Figure 1 : Fascinants « jardins chimiques »1… N’éprouve-t-on pas une jouissance particulière à déguster un bon vin lorsque l’on parvient à en distinguer les arômes subtils et la provenance, après avoir appris à les reconnaître ? La capacité de pouvoir différencier les plantes, les coquillages, les oiseaux, les roches et les parfums lors d’une randonnée ne procure-t-elle pas une satisfaction supplémentaire, une véritable impression d’appartenance à l’Univers ? Hubert Reeves, dans la préface du Petit guide du ciel de Bernard Pellequer (1990) [2], écrit ainsi : « Reconnaître les étoiles, c’est à peu près aussi utile (ou inutile…) que de savoir nommer les fleurs sauvages dans les bois. […] La vraie motivation est ailleurs. Elle est de l’ordre du plaisir. Le plaisir de transformer un monde inconnu et indifférent en un monde merveilleux2 et familier. Il s’agit d’« apprivoiser » le ciel, pour l’habiter et s’y sentir chez soi. » Les productions techniques et technologiques, elles aussi (et souvent sans le recours à la vulgarisation scientifique), offrent des enchantements toujours renouvelés : de la magie des effets spéciaux cinématographiques à celle des jeux vidéos en ligne, des images de l'infiniment grand qu'offrent les sondes spatiales et les télescopes satellitaires à celles de l'infiniment petit que révèlent les microscopes électroniques à balayage, des plaisirs de la musique numérique à ceux de la communication sans fil... en matière d'émerveillement, les applications de la science ne sont pas en reste. C'est donc une certitude et une source d'inspiration pour les vulgarisateurs : la science, mise en scène comme objet de culture, pourra presque toujours donner l'accès à une certaine intelligibilité du monde, qui à son tour procurera des plaisirs nouveaux (figure 2). Les non-scientifiques eux- mêmes n'en doutent pas, comme en témoigne ce dialogue entre l'écrivain et l'alpiniste en pleine montagne, dans Sur la trace de Nives (de Luca & Valin, 2006) [3] : « Lorgner l'infini fait augmenter l'espace, la respiration, la tête de celui qui l'observe. A force d'étonnement, la science a progressé. Eprouver de l'émerveillement est une qualité scientifique essentielle, parce qu'elle incite à découvrir. J'ignore s'il en est encore ainsi, je ne connais rien à la science et je ne connais pas de scientifiques. Le terme même de scientifique me rend soupçonneux. Pourtant, s'il n'y a plus d'étonnement dans le déclic de celui qui s'enferme dans un laboratoire, tant pis pour lui et tant pis pour la science. » 3/10 Figure 2 : L’eau, l’art et la science : intelligibilité et émerveillement3. Une vision de la science loin d'être consensuelle Mais est-ce bien toujours le cas? Au-delà des effets pervers bien connus de ses applications, les connaissances scientifiques elles-mêmes et leur divulgation ne risquent-elles jamais au contraire d'exercer sur le monde une action désenchanteresse ? Quel étonnement pour le scientifique de découvrir les pamphlets anti-science qui fleurissent dans des cercles toujours plus diversifiés, souvent accompagnés par l'apologie de régimes de pensée qui semblent osciller entre ésotérisme et obscurantisme ! Quelle réaction avoir face à ce texte de Georges Brassens lui-même (extraits, 1964) [4], pourtant hostile à toutes les doctrines aliénantes ? « [...] Quand deux imbéciles heureux S'amusaient à des bagatelles, Un tas de génies amoureux Venaient leur tenir la chandelle. Du fin fond du champs élysées Dès qu'ils entendaient un " Je t'aime ", Ils accouraient à l'instant même Compter les baisers. La plus humble amourette Etait alors bénie Sacrée par Aphrodite, Eros, et compagnie. L'amour donnait un lustre au pire des minus, Et la moindre amoureuse avait tout de Vénus. Mais en se touchant le crâne, en criant " J'ai trouvé " La bande au professeur Nimbus est arrivée Qui s'est mise à frapper les cieux d'alignement, Chasser les Dieux du Firmament. Aujourd'hui ça et là, les cœurs battent encore, Et la règle du jeu de l'amour est la même. Mais les dieux ne répondent plus de ceux qui s'aiment. Vénus s'est faite femme, et le grand Pan est mort. [...] Aujourd'hui ça et là, les gens passent encore, Mais la tombe est hélas la dernière demeure Les dieux ne répondent plus de ceux qui meurent. La mort est naturelle, et le grand Pan est mort. Et l'un des dernier dieux, l'un des derniers suprêmes, Ne doit plus se sentir tellement bien lui-même Un beau jour on va voir le Christ Descendre du calvaire en disant dans sa lippe "Merde je ne joue plus pour tous ces pauvres types. J'ai bien peur que la fin du monde soit bien triste". » Dont acte. La science émerveille peut-être les scientifiques, mais elle peut également briser les rêves de ceux qui ne le sont pas. L'histoire ne s'arrête d'ailleurs pas là... Qu'aurait écrit Brassens s'il avait eu le temps de prendre connaissance des recherches sur les interprétations cognitives, physiologiques, voire chimiques de l'amour ? Nous-mêmes, bien que scientifiques, avons-nous vraiment besoin d'en savoir autant ? Et finalement, que perdons-nous tous en gagnant ce type de compréhension ? 4/10 L'effet Père Noël Pour répondre à cette question, attardons-nous quelques instants sur une analogie susceptible de nous éclairer : celle de la croyance au Père Noël. Tous les enfants, ou presque, y croient et y trouvent une immense source de plaisir et de rêve. Pourtant, un jour ou l'autre, leurs parents devront leur révéler la vérité. Une vérité qui pourra parfois les blesser, non seulement parce qu'ils réaliseront qu'ils ont été « bernés » pendant de longues années, mais aussi et surtout parce qu'il leur faudra faire le deuil d'un personnage merveilleux, qu'ils ont imaginé chacun à leur façon, parcourant le ciel tiré par un cortège de uploads/Science et Technologie/l-x27-effet-pere-noel.pdf

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