L’âme pédagogue du corps. À propos d’une tension entre le Charmide et le Timée

L’âme pédagogue du corps. À propos d’une tension entre le Charmide et le Timée Annie Larivée p. 323-341 https://doi.org/10.4000/etudesplatoniciennes.921 Quel lien existe-t-il, selon Platon, entre santé physique et bon état de l’âme ? Les maladies corporelles sont- elles imputables à un désordre de l’âme ou les maux du corps, de même que les maladies psychiques, ont-ils une origine physique ? Il semble que l’on assiste à un complet renversement de perspective à cet égard entre le Charmide et le Timée. Dans le prologue du Charmide Socrate affirme en effet que l’âme est la source de tous les biens et de tous les maux, ceux du corps y compris, alors que Timée insiste pour sa part, dans le dialogue éponyme, sur les causes physiques des maladies corporelles et psychiques. Platon, optant pour une forme de déterminisme biologique, aurait-il radicalement changé d’avis entre la rédaction du Charmide, classé parmi les dialogues de jeunesse, et le Timée, dialogue de la dernière période ? Aurait-il finalement espéré, suivant les mots de Kenny, nous rendre vertueux « à l’aide d’ordonnances »1 ? Je me propose ici d’examiner cette question lourde de conséquences pour l’éthique platonicienne. 1- Le prologue du Charmide 2 Les traductions utilisées sont, pour le Charmide, celle de Robin dans la Pléiade, et pour e Timée, (...) 2Le prologue du Charmide soulève plusieurs problèmes herméneutiques. Je limiterai toutefois mon examen à la théorie thérapeutique présentée par Socrate au début de la discussion. Afin de lier conversation avec le beau Charmide, Socrate choisit, sous le conseil de Critias, de se présenter comme un médecin détenant un remède (φάρμακον) contre les maux de tête. La médecine de Socrate comporte cependant un élément singulier : pour être efficace le remède en question doit être accompagné d’une incantation (ἐπῳδή) qui permet de soulager non seulement la tête mais également de guérir le reste. C’est que l’approche médicale privilégiée par Socrate est de nature holistique ; les bons médecins refusent, à son avis, de soigner une partie du corps de manière isolée. Si on les consulte au sujet d’un problème d’yeux par exemple, ils déclarent « qu’il est impossible d’entreprendre de guérir les yeux pour eux-mêmes et tout seuls ; mais que forcément, il doit y avoir lieu de traiter (θεραπεύειν) aussi la tête en même temps, si l’on veut que tout aille bien pour la vue également » (156b7-8)2. Toutefois, cette perspective n’est encore pas assez globale. En effet, explique Socrate, il est tout aussi insensé « de s’imaginer que la tête, on puisse jamais la soigner, isolément et pour elle-même (θεραπεῦσαι αὐτὴν ἐφ’ ἑαυτῆς), sans soigner le corps tout entier (ἄνευ ὅλου τοῦ σώματος) ». C’est pourquoi les bons médecins « entreprennent de traiter et de guérir, avec le corps entier, la partie malade (μετὰ τοῦ ὅλου τὸ μέρος ἐπιχειροῦσιν θεραπεύειν τε καὶ ἰᾶσθαι) » (156b-c). Signalons au passage qu’une telle conception holistique du soin se retrouve également, en filigrane, dans l’Alcibiade puisque Socrate y fait valoir que l’art permettant d’améliorer l’état des pieds, par exemple, correspond à celui qui a pour objectif d’améliorer l’ensemble du corps, à savoir la gymnastique (Alc. 128c). Cela dit, l’approche thérapeutique défendue par Socrate dans le Charmide se distingue en ce qu’elle ne se limite pas à promouvoir l’importance d’une therapeia du corps dans son ensemble. En tant que disciple d’un des médecins thraces de Zalmoxis – dont il prétend exposer la théorie – c’est en effet vers un tout encore plus inclusif que le bon médecin doit diriger son regard selon lui : Ce Thrace assurait que ses confrères de Grèce ont raison de soutenir ce que je disais tout à l’heure. Mais, ajoutait-il, Zalmoxis, qui est notre roi, atteste, en qualité de dieu, que, tout ainsi qu’on ne doit pas entreprendre de guérir les yeux sans avoir guéri la tête, on ne doit pas non plus le faire pour la tête sans s’occuper du corps, de même on ne doit pas davantage chercher à guérir le corps sans chercher à guérir l’âme ; mais que, si la plupart des maladies échappent à l’art des médecins grecs, la cause en est qu’ils n’ont pas souci du tout dont il faut prendre soin (ὅλου ἀμελοῖεν οὗ δέοι τὴν ἐπιμέλεια ποιεῖσθαι), ce tout sans le bon comportement duquel il est impossible que se comporte bien la partie (οὗ μὴ καλῶς ἔχοντος ἀδύνατον εἴη τὸ μέρος εὖ ἔχειν). C’est dans l’âme en effet, disait mon Thrace, que, pour le corps et pour tout l’homme, les maux et les biens ont leur point de départ (ἐκ τῆς ψυχῆς ὡρμῆσθαι καὶ τὰ κακὰ καὶ τὰ ἀγαθὰ τῷ σώματι καὶ παντὶ τῷ ἀνθρώπῳ) ; c’est de là qu’ils émanent (καὶ ἐκεῖθεν ἐπιρρεῖν), comme émanent de la tête ceux qui se rapportent à la vue : c’est par conséquent à ces maux et ces biens de l’âme que doivent s’adresser nos premiers soins et nos soins principaux (δεῖν οὖν ἐκεῖνο καὶ πρῶτον καὶ μάλιστα θεραπεύειν), si nous voulons que se comportent comme il faut les fonctions de la tête et celles du reste du corps. (Charmide, 156e-157a) 3Ce passage très dense soulève plusieurs questions sur la nature des rapports entre âme et corps. Le corps, partie de l’âme ? 3 Voir Plato’s Psychology [1970], Phoenix, Suppl. vol. 8, Toronto-Buffalo-Londres, Univ. of Toronto (...) 4 La Folie humaine et ses remèdes : Platon « Charmide » ou « De la modération », Paris, Vrin, 997, p (...) 5 Ibid, p. 131. 6 Ibid, p. 129. 4D’abord, que veut dire Socrate lorsqu’il décrit l’âme comme un tout ? Doit-on prendre l’analogie au pied de la lettre et penser que le corps constitue une partie de l’âme ? Th. Robinson a insisté sur le fait que, lu de manière littérale, c’est bien ce que ce passage du Charmide semble impliquer, le corps se trouvant par rapport à l’âme dans un rapport d’entailement3. Radicalisant cette lecture, M.-F. Hazebroucq a proposé une interprétation hardie (et passablement sophistiquée) du Charmide où elle soutient qu’en faisant du corps une partie de la psychê (l’âme étant « le tout englobant le corps »), Platon proposait, dans ce dialogue, une « nouvelle conception de l’âme » reposant sur l’idée d’une possible spiritualisation du corps4. Cette nouvelle conception de l’âme serait liée à la pratique (philosophique) de « l’immortalisation en cette vie » qui permettrait en effet au corps de se spiritualiser sans toutefois disparaître5. « Il s’agit, explique M.-F. Hazebroucq, de soigner l’âme en sorte que le corps ne soit plus qu’une partie d’elle-même »6. Cette interprétation, aussi séduisante soit-elle, semble intenable dans la mesure où elle suppose que l’ « absorption » du corps « dans » l’âme (son assimilation à l’âme) reste une tâche – pour ne pas dire un idéal – à accomplir (tâche réservée à une élite de surcroît), alors que l’analogie utilisée par Socrate semble plutôt décrire un état de fait. 7 Voir Toward the Soul. An Inquiry into the Meaning of Psyche before Plato, New Haven-London, ale Un (...) 8 Thème qui fait son apparition à la fois à la fin du Charmide (173d sq) et dans les dernières ages (...) 5En fait, dans la mesure où l’idée insolite du corps comme partie de l’âme n’est développée ni dans la suite du Charmide ni dans les autres dialogues, rien ne semble justifier l’adoption d’une interprétation aussi littérale comme l’avait déjà souligné David Claus7. Il semble en effet plus vraisemblable de supposer que le but de l’analogie entre le rapport des parties du corps au corps dans son entier d’une part, et le rapport du corps à l’âme d’autre part, vise simplement à mettre en évidence la dépendance extrême du corps face à l’âme en tant que principe de direction et de soin. Tout comme les yeux risquent de ne pouvoir fonctionner correctement si la tête (ou le corps entier) sont gravement malades, le corps aussi sera incapable de se bien porter si l’âme, qui peut et doit en assumer la direction, n’est pas elle-même en bon état. Dans les deux cas l’état du second élément est sérieusement affecté par l’état du premier et ne peut prétendre fonctionner de manière autonome. C’est ce lien étroit de dépendance fonctionnelle plutôt que l’idée d’une intégration tout-partie quasi spatiale que semble illustrer l’analogie proposée par Socrate. Ainsi, lorsqu’il affirme que la psychê doit être considérée comme le tout, holon, dont il faut prioritairement prendre soin, Socrate vise simplement à faire valoir que c’est à l’âme que revient la responsabilité d’assurer la cohésion de ce composé qu’est l’homme vivant, cohésion qui se manifeste par la santé au niveau corporel et par l’eudaimonia au niveau psychique8. Quant à la question de savoir si, inversement, l’âme peut pâtir du mauvais état du corps – autrement dit, si le « tout » peut être affecté par le mauvais fonctionnement d’une « partie » –, elle n’est pas posée par Socrate dans ce dialogue. Le bien du corps comme finalité du soin de l’âme ? 9 Voir le chapitre intitulé « Non Socratic soul-body uses of psychè : uploads/Sante/ charmide-timee.pdf

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  • Publié le Dec 10, 2021
  • Catégorie Health / Santé
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