Jeanne Croissant Matière et changement dans la physique ionienne In: L'antiquit

Jeanne Croissant Matière et changement dans la physique ionienne In: L'antiquité classique, Tome 13, fasc. 1, 1944. pp. 61-94. Citer ce document / Cite this document : Croissant Jeanne. Matière et changement dans la physique ionienne. In: L'antiquité classique, Tome 13, fasc. 1, 1944. pp. 61- 94. doi : 10.3406/antiq.1944.2720 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/antiq_0770-2817_1944_num_13_1_2720 G Matière et changement dans la physique ionienne par Jeanne Croissant. Sur l'un des plus vénérables chapitres de la pensée grecque, on ne peut prétendre apporter aujourd'hui des vues entièrement neuves. Toutes les positions possibles, semble-t-il, ont été prises, du moins en ce qui concerne les principes directeurs, sur la manière d'interpréter les aperçus fragmentaires et parfois désespérément laconiques que nous donnent sur les premières physiquesAristote et les doxographes. Il s'agira toujours de définir ce que signifie le monisme ionien, si Thaïes, Anaximandre et Anaximène ont eu en vue seulement le devenir ou si déjà ils se sont élevés au problème de la matière, s'ils ont obéi dans l'explication du devenir, ou dans la conception de la matière et de ses transformations, à une mécaniste ou dynamiste ; à moins que refusant de voir en eux de véritables physiciens on ne les considère avant tout comme des météorologues. Ces différentes positions cependant sont reprises et pour ne citer qu'un exemple, d'ailleurs central, dans les quarante dernières années le dynamisme ionien a trouvé des partisans en Gilbert (x), en Joël (2), comme il avait auparavant trouvé en Zeller (3) un défenseur décidé contre mécaniste soutenue par Teichmüller (4) et par Paul (5). La pauvreté de nos sources nous contraindrait-elle à ce balancement perpétuel de l'esprit ou, pour l'éviter, à un choix qui risquerait d'être guidé par les partis-pris inconscients que l'histo- (1) O. Gilbert, Die Meteorolog. Theorien der Griechischen Altertums, 1907. (2) Κ. JoëL, Geschichte der antiken Philosophie, Tübingen, 1921. (3) E. Zeller, Die Philosophie der Griechen, I, l5, p. 270 s. (4) G. Teichmüller, Studien zur Geschichte der Begriffe, Berlin, 1874. (5) P. Tannery, Pour l'histoire de la Science hellène, Ie éd. 1887, 2e éd. 1930. 62 JEANNE CROISSANT rien apporte souvent dans la compréhension du passé? Nous ne le pensons pas. Et si nous voulons reprendre ici l'examen des principales questions posées par la physique milésienne, c'est parce que nous espérons, en précisant ou en rectifiant certains points d'interprétation, porter une clarté plus décisive sur les principes qui ont guidé l'explication ionienne du monde. Il nous faut préciser d'abord que des trois physiciens de Milet c'est Anaximandre qui fournira à notre étude son point de départ et son centre. Thaïes est trop mal connu et ses conceptions trop peu élaborées, trop proches encore des sources mythiques auxquelles elles s'alimentent, pour mener bien loin un examen qui n'a de raison d'être et d'intérêt qu'au regard des pleinement développées de la physique milésienne. S'il y a bien une physique ionienne, son créateur est Anaximandre, Ana- ximène son vulgarisateur. Et la distance qui sépare du système d'Anaximandre les vues embryonnaires de Thaïes sur du monde ne peut que confirmer les droits de son successeur au titre de physicien. Notre méthode constante sera, quand notre information nous vient d'Aristote qui est pour presque tous les Présocratiques notre source la plus sûre en dehors des fragments authentiques, pour ainsi dire nuls dans le cas qui nous occupe, de prendre garde au fait qu'Aristote n'est pas précisément un historien, mais un qui envisage toujours les doctrines sous l'angle des et des conceptions qui lui sont personnels et les apprécie en fonction du pressentiment qu'elles paraissent ou non avoir eu des solutions aristotéliciennes. Ce point de vue n'est pas neuf et même avant que Cherniss (x) eût, dans un livre récent, attiré l'attention sur cette position particulière d'Aristote au regard de l'histoire de la philosophie, tout historien digne de ce nom se d'apporter aux informations aristotéliciennes les rectifications ou les commentaires qui pouvaient s'imposer. C'est ce qu'a fait pour Anaximandre — dans une certaine mesure du moins — Teichmüller dont la contribution à l'éclaircissement de la physique milésienne reste, malgré ses défauts, l'une des plus qui nous aient été données. Mais cette méthode est (1) H. Cherniss, Aristotle's Criticism of presocratic Phitosophy, Baltimore, 1Θ35. MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENNE 63 loin d'avoir été généralement appliquée et d'avoir donné tous ses fruits. Encore faut-il la manier avec tact et se garder de prendre à l'égard des renseignements que nous fournit Aristote une attitude hypercritique où risque de perdre sa valeur, qui reste grande, le témoignage d'un esprit de premier ordre. C'est une semblable hypercritique, semble-t-il, qui a pour une part motivé la répugnance de certains historiens à admettre que le problème de la matière ait été l'un des problèmes fondamentaux de la physique milésienne. On a suffisamment mis en lumière la dette des physiques à l'égard des théogonies où s'exprima la première vision que les Grecs eurent du monde Q). Non seulement chacune des milésiennes retient dans sa conception de la matière l'un ou l'autre aspect du Chaos primitif des théogonies, mais le schéma général auquel elles obéissent et qui consiste à décrire la dérivation des choses à partir d'un état primitif, reste le schéma cosmogonique et place au centre des préoccupations milésiennes le problème du devenir. Il n'est pas question de contester que, comme l'a établi Heidel (2), le terme ά'άρχή, au- auquel Aristote devait donner le sens de principe et utiliser sans précautions et partant non sans ambiguïté dans l'exposé des physiques, doit être pris chez les Ioniens et dans bien textes postérieurs, dans son sens premier de « point de départ ». Mais du fait que le processus décrit par Thaïes, Anaximandre et Anaximène est essentiellement celui de la formation du monde à partir d'un état originel, devons-nous conclure que nous n'en rien retenir qui intéresse le problème qu' Aristote présente comme celui même de la physique milésienne, le problème de la matière ? Nous abandonnons Thaïes, quoiqu'il y ait quelque présomption, comme le dit Abel Rey qui a laissé un judicieux examen de cette controverse (3), que le témoignage d' Aristote ne soit pas aussi (1) J. Dörfler, ï)ie Kosiñogon. Elemente in der Naturphilos. des Thaies dans Archiv für Gesch. der Philos., t. 25, 1912. Du même, Ueber den Ursprung der Naturphil. Anaximander, dans Wiener Studien, t. 38, 1916. cf. Abel Rey, La Jeunesse de la Science Grecque, Paris, 1933 ; R. Mondolfo, L'Infinito nel Pensiero dei Greet, Firenze, 1934. (2) W. A. Heidel, On Anaximander, dans Class. Philology, t. VII, 1912. (3) A. Rey, Jeunesse de la Se. gr., p. 38. 64 JEANNE CROISSANT* sujet à caution qu'on a voulu le dire. Nos informations sur le premier Milésien sont trop pauvres pour autoriser une affirmation sur ce point. Il n'en va pas de même pour Anaximandre. Nous avons des indications relativement détaillées sur sa conception du processus cosmogonique et elles rendent évident que si le du devenir reste chez lui assez fondamental pour donner son cadre à la description du monde, le processus cosmognique dans une cosmologie, l'explication des origines concourt à l'intelligence de ce que nous avons sous les yeux. Sans doute le problème de la matière n'est-il pas clairement posé. Il ne se distingue même pas du problème du devenir. Mais dès le où le physicien ne se satisfait plus, comme Thaïes, la rationalité dans le devenir par quelque unification, qui chez le premier Milésien prend la forme concrète d'une matière primordiale, mais porte son attention sur le processus de du divers, le problème de la matière se greffe sur le problème du devenir. Définition de la matière primordiale, processus de formation du divers qui en dérive, tels sont les deux points, d'ailleurs connexes, autour desquels s'articule le système d'Anaximandre et qui font entrer dans le champ de la pensée grecque les problèmes inséparables du problème de la matière. Du primitif des théogonies, de l'abîme indistinct, Thaïes, sans doute d'autre part par des mythes babyloniens et égyptiens, avait retenu et rationalisé l'un des aspects concrets et il avait considéré l'eau comme l'origine de toutes choses, sans qu'il nous soit possible de déceler s'il entendait par là, comme le pense Heidel (x), un complexe hétérogène, différent de la substance qui deviendra plus tard l'un des éléments. C'est, au contraire, à ce que la représentation du Chaos avait de plus profond, de plus abstrait et de plus proche du rationnel qu'Anaximandre emprunte sa conception de la réalité primordiale et il la désigne d'un terme, l'Apeiron, sous l'ambiguité duquel nous découvrons l'ambiguïté foncière d'une notion qui doit à la fonction complexe de la réalité qu'elle représente. De fait, c'est en tenant compte du double problème qui sollicite Anaximandre qu'on comprend le mieux les difficultés d'interpré- (1) W. A. Heidel, Antecedents of Greek Corpuscular Theories, dans Harvard Studies in Classical Philology, t. XXII, 1911. MATIÈRE ET CHANGEMENT DANS LA PHYSIQUE IONIENN 65 tation que soulève sa conception de la matière primordiale. On s'avise alors que ce n'est pas par défaut d'information ou de qu'Aristote légitime à la fois l'interprétation de l'Apei- ron dans un sens quantitatif, comme un Illimité, et dans uploads/Sante/ croissant-jeanne-matiere-et-changement-dans-la-physique-ionienne.pdf

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  • Publié le Jan 03, 2023
  • Catégorie Health / Santé
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