Jackie Pigeaud Prolégomènes à une histoire de la mélancolie In: Histoire, écono
Jackie Pigeaud Prolégomènes à une histoire de la mélancolie In: Histoire, économie et société. 1984, 3e année, n°4. pp. 501-510. Citer ce document / Cite this document : Pigeaud Jackie. Prolégomènes à une histoire de la mélancolie. In: Histoire, économie et société. 1984, 3e année, n°4. pp. 501- 510. doi : 10.3406/hes.1984.1369 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hes_0752-5702_1984_num_3_4_1369 f ■ 1 Trois maladies sur la longue durée PROLEGOMENES A UNE HISTOIRE DE LA MÉLANCOLIE par Jackie PIGEAUD On se perd à étudier la mélancolie. Où chercher ? Chez les médecins, chez les artistes ? Qu'y a-t-il de commun entre ce malade prostré, au masque et à l'attitude caractéristiques ? (l), et le génie qu'on dit mélancolique ? Quel rapport entre l'art et cette humeur bile-noire ? Le concept de mélancolie, d'autre part, semble parfois se restreindre à l'humeur, parfois se dissoudre en vagues symptômes affectifs et moraux. Au XVIIIe siècle Boissier de Sauvages, sensible à l'usure du concept médical et à la dérive vers l'affectivité, propose de traduire le latin melancholia par le français manie, folie, et non « melancholie » qui implique seulement la tristesse et non le délire (2). Il faut pourtant se convaincre, à notre avis, qu'il existe une unité profonde de la mélancolie, et en cela suivre un des meilleurs auteurs qui soient de ce sujet, Robert Burton, quand il écrit : « So that, take melancholy in what sens you will, properly or improperly , in disposition or habit, for pleasure or for pain, dotage, discontent, fear, sorrow, madness, for part or all, truly or metaphorically, 'tis all one» (3). Ce discours risque de déplaire aux médecins, aux philosophes (4), et aux historiens ; mais il est la condition nécessaire pour y voir un peu clair dans les détours de la mélanc olie. L'on ne peut que s'y perdre si l'on ne voit pas que les directions de l'histoire de la mélancolie se dessinent, pour notre civilisation, dans l'antiquité classique, entre la fin du Ve siècle avant et le 1er siècle après J.-C. En sorte qu'il faut toujours avoir à l'esprit cette idée conditionnelle que la mélancolie relève de la nature de l'homme, mais qu'elle est aussi une création de l'histoire, comme nous allons essayer de le montrer dans ces pages très rapides. La première grande ambiguïté qui pèse sur la mélancolie, est que le même terme qui est le nom de l'humeur bile-noire en grec, melancholia, va servir à désigner une maladie qui met en cause l'affectivité et le raisonnement. 1. Cf. par exemple le lypémaniaque d'Esquirol : « La physionomie est fixe et immobile, mais les muscles de la face sont dans un état de tension convulsive et expriment la tristesse, la crainte ou la terreur ; les yeux sont fixes, baissés vers la terre ou tendus au loin, le regard est oblique, inquiet ou soupçonneux... » (Maladies mentales, tome I, p. 407). 2. F. Boissier de Sauvages, Nosologia methodica, editio ultima, Amsterdam, 1768, tome II, p. 251. 3. The anatomy of melancholy , London and Toronto, last reprinted 1977, I, p. 40. 4. R. Guardim : « La mélancolie est quelque chose de trop douloureux, elle s'insinue trop profon dément jusqu'aux racines de l'existence humaine pour qu'il nous soit permis de l'abandonner aux psychiatres », in De la mélancolie, Pans, Seuil, 1953, p. 9. 502 HISTOIRE ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ II est difficile de dresser l'acte de naissance de la mélancolie comme maladie. Je pense pourtant qu'il ne serait pas arbitraire, étant donné le sort que lui fait la tradition, de donner un statut juridique et fondateur au 23e Aphorisme du livre VI des Aphoris- mes d'Hippocrate : « Si tristesse et crainte durent longtemps, un tel état est mélancol ique » ; entendons qu'un tel état relève de l'humeur bile noire ou du caractère noir de la bile. Je traduis, selon la tradition, dysthymie par tristesse ; ce terme désigne l'abattement, le malaise. La valeur structurelle de cet aphorisme est de laisser libre l'interprétation. L'auteur se contente, à notre avis, de constater la concomittance d'un état affectif particulier et d'un état physiologique spécifique. Il s'arrête à la sémiologie. L'intérêt de l'aphorisme réside dans l'articulation de deux sentiments, crainte et tristesse, avec une humeur très précise, qu'on pourrait croire objectivement analysable. L'auteur hippocratique se contente de la parataxe ; mais cette articulation permet une lecture « interactioniste » qui peut considérer que la bile noire est cause de la crainte ou de la tristesse, ou bien que ces deux sentiments sont causes de la pro duction de cette humeur. La mélancolie éclate alors en des discours foisonnants : un discours médical qui l'enferme dans la physiologie, décrit ses symptômes et l'interprète comme une maladie physique avec incidences psychiques secondaires ; un discours que nous appellerons, faute de mieux, médico-philosophique qui réfléchit sur la typologie mélancolique, sur ses caractères particuliers, sur le rapport de l'humeur et du sentiment, de l'âme et du corps. A cela, il faut ajouter un discours authentiquement philosophique et moral iste, qui réfléchissant sur la maladie de l'âme, décrit le taedium uitae, le dégoût de la vie, en parvenant aux bords des conséquences physiologiques, comme la nausée. J'ai montré ailleurs que la répartition entre maladies du corps et maladies de l'âme est telle, dans l'antiquité, que le philosophe se garde d'utiliser le nom de mélancolie pour décrire le taedium uitae (5). Ces discours vont se contaminer les uns les autres. Mais il faut essayer sans cesse de retrouver les voies dans cet héritage difficile. L'on a essayé, en amont de l'aphorisme hippocratique, de voir comment la bile noire est liée à ce que certains appellent des « maladies mentales ». Vainement. La bile noire n'explique pas seulement la présence de maladies de ce type (6). La bile noire n'est pas seulement l'humeur de la folie. Elle peut être la cause de bien d'autres maux. Quant à la bile noire elle-même, les historiens de l'hippocratisme polémiquent pour savoir si elle est une qualité de l'humeur bile, avant de devenir une véritable substance. Il semblerait selon certains, que son caractère essentiel n'apparût qu'à partir de Nature de l'homme du Corpus hippocratique , bien que cela pût se discu ter (7). De toutes façons l'histoire de la bile noire n'épuise pas, comme nous le verrons, l'histoire de la mélancolie avec laquelle elle ne coincide pas totalement. 5. Cf. La maladie de l'âme, Etude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico- philosophique antique, Pans, Belles Lettres, 1981. 6. Cf. par exemple W. Mûri, Melancholie und schwarze Galle, in Museum Helveticum, 10,1, 1953. Sur la mélancolie dans l'Antiquité, cf. H. Flashar, Melancholie und Melancholiker in den medizi- nischen Theorien der Antike, Berlin, 1966. 7. Pour l'importance de la bile noire dans Nature de l'homme, cf. J. Jouanna dans l'introduction de son édition ; cf. contra, les excellents travaux de R. Joly, notamment Le système cnidien des hu meurs, m La collection hippocratique et son rôle dans l'histoire de la médecine, Colloque de Stras bourg, 1972,Leiden, 1975, pp. 1 07-128. HISTOIRE DE LA MÉLANCOLIE 503 LA BILE NOIRE : LA MÉLANCOLIE DES MÉDECINS Ce ne sont pas seulement les philologues modernes qui hésitent sur la bile noire. La médecine antique, en tout cas celle qui croit aux humeurs, tente d'en définir l'e ssence. Rufus d'Ephèse écrit, par exemple, que « la bile est dite jaune quand il s'agit du résidu amer et jaune ; — noire quand le résidu est le dépôt du sang » (8) ; Galien nous dit que la bile noire ressemble à un dépôt de sang, mais qu'elle est plus froide et plus épaisse. Elle doit en être distinguée parce qu'elle ne coagule pas (9). Elle pré senterait, en fait, des différences dans sa manière d'être. La lie du sang, en vérité, ne produit pas les bouillonnements que produit la véritable bile noire quand on la verse à terre (10). Mais la bile noire ne cause pas seulement la maladie mélancolique. Elle peut, selon les parties de l'encéphale qu'elle touche, aussi bien donner l'épilep- sie (11). La vapeur de la bile noire monte au cerveau qu'elle obscurcit, comme de la fumée. Bien évidemment cette bile noire est en soi-même un mythe. Il est évident que l'histoire médicale de la mélancolie est, à elle seule, très import ante, même si elle ne se suffit pas à elle-même (12). Les grands médecins de l'Anti quité qui ont travaillé à la définition de la maladie, à sa symptomatologie et à une étiologie, sont Arétée de Cappadoce (1er siècle après J.-C), Rufus d'Ephèse (1er siècle après J.-C.), Galien (Ile siècle après J.-C), Caelius Aurélien (peut-être Ve siècle après J.-C). Définitions, symptômes, étiologie — cette séquence est en elle-même très signi ficative. C'est la rhétorique qui a contraint les médecins, aux environs du 1er siècle avant J.-C. à formuler des définitions des maladies. Ces définitions sont restées, à peu de choses près, inchangées jusqu'à la nosographie de Pinel à la fin du XVIIIe siècle. Il est donc très important de considérer la formation de ces définitions. En uploads/Sante/ prolegomenes-a-une-histoire-de-la-melancolie.pdf
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- Publié le Jan 24, 2021
- Catégorie Health / Santé
- Langue French
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