Les Cahiers de Recherche Sociologique (n° 41-42, décembre 2005), pp. 191-208 Le

Les Cahiers de Recherche Sociologique (n° 41-42, décembre 2005), pp. 191-208 Les ressorts de la psychologisation des difficultés au travail. Une comparaison entre infirmières, policiers et conducteurs de bus Marc LORIOL Coaching, soutien psychologique, débriefing, harcèlement moral, stress, etc. Tous ces termes à la mode témoignent de la montée des discours psychologisants dans l’univers du travail. Ce mouvement a parfois été qualifié de «psychologisation». Dans son acceptation la plus courante, il s’agit surtout d’une personnification des relations sociales qui tend à minorer le rôle des facteurs organisationnels. Ainsi, les conflits et les problèmes, comme les réussites, sont attribués au caractère, aux défauts ou aux qualités des personnes impliquées: un service marche bien car son chef est très compétent, une innovation échoue parce que les salariés sont conservateurs ou les relations hiérarchiques sont mauvaises en raison du caractère hystérique du directeur. Dans un article récent, Marie Buscatto1 montre, par exemple, comment, dans une compagnie d’Assurances, l’encadrement était à la fois soumis à des règles de production très bureaucratiques et taylorisées (séparation entre conception et exécution, critères quantitatifs de productivité, contrôle standardisé) tout en étant exhorté à développer un modèle managérial fondé sur la souplesse, la négociation, la communication, l’adaptabilité. L’échec résultant de cette demande contradictoire était alors rejeté sur le caractère personnel des encadrants, leur manque de motivation, leur inadaptabilité postulée aux nouvelles exi- gences du travail. On pourrait parler ici d’une psychologisation sans psychologues, même si les représentations des acteurs concernés se nourrissent d’un savoir psychologique vulgarisé. Il est possible également de parler de psychologisation du social quand un problème, auparavant considéré comme normal ou comme une question sociale, économique ou politique, est perçu et éventuellement traité comme un problème de défaillance ou de déséquilibre d’ordre «psy» devant être pris en charge par des professionnels. Ce phénomène se manifeste d’abord dans les discours. Nous codons aujourd’hui une multiplicité de problèmes quotidiens dans le langage psychologique, et particulièrement dans celui de la dépression, alors qu’ils étaient énoncés, il y a encore peu, dans un langage social ou politique de la revendication, de la lutte et de l’inégalité. Cette subjectivation généralisée est une forme sociale et politique2. Mais il concerne également des pratiques de plus en fréquentes. Un nombre croissant d’institutions et d’organisations, notamment publiques, font appel à des psychologues ou à des psychiatres pour gérer les pro- blèmes réels ou supposés de leurs salariés ou de leurs «clients». Les objectifs recherchés sont ici multiples: améliorer l’efficacité au travail, répondre à une plainte, prévenir des risques d’atteintes à la santé, etc. Ces deux mouvements sont donc bien évidemment complémentaires, dans la mesure où le premier est le moteur et une condition préalable du second, tandis que le second renforce en retour le premier. Tous deux s’inscrivent dans un mouvement plus général d’individualisation des rapports sociaux et de développement d’une morale de l’épanouissement personnel3. Le rôle social croissant joué par la psychologie serait ainsi un symptôme d’évolutions sociales plus larges: montée de l’individualisme et du narcissisme, repli sur la vie 1. M. Buscatto, «Les savoirs relationnels: expression de soi ou qualification sociale?», Sociologia del lavoro, vol. 95, 2004, p. 54- 66. 2. A. Ehrenberg, L’individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 23. 3. P. Rieff, The triumph of the Therapeutic, Londres, Chatto and Windus, 1966 et R. Sennet, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979. Nouveau malaise dans la civilisation 192 privée, nécessité sociale d’un contrôle croissant de soi, etc. Face à ces évolutions, le savoir et les techniques psychologiques deviennent une aide et un support pour les individus4, une grille de lecture permettant de rendre plus acceptables certaines situations pénibles5. Ces pratiques ont donné lieu à un ensemble de réflexions critiques, souvent des psychologues, des psychiatres ou des psychothérapeutes eux-mêmes, sur l’usage de la psychologie dans un but d’adaptation individuelle à des difficultés collectives6. Pourtant, le savoir psychologique n’implique pas forcément de rabattre l’analyse et la résolution des problèmes sur la seule dimension individuelle. Pour ne prendre que quelques exemples très différents, la psychodynamique du travail s’appuie pour une part sur la mise en évidence de mécanismes collectifs de défense7; la psychopathologie du travail8 entend trouver l’origine des troubles professionnels dans les conditions de travail; tandis que l’ethnopsychiatrie9 s’intéresse à l’étiologie culturelle des maladies mentales. Dès lors, l’analyse de la psychologisation du social doit s’attacher à comprendre les processus qui associent le recours au savoir et à l’expertise psychologique à la réduction de problèmes collectifs à de simples défaillances personnelles pouvant être corrigées par des techniques psychologiques d’adaptation individuelle10. Les approches critiques se caractérisent néanmoins par une définition plutôt monolithique de la psychologisation comme «dispositif de pouvoir» au sens de Michel Foucault. L’analyse proposée par Robert Castel11, par exemple, repose sur l’idée d’une collusion, d’un renforcement mutuel entre le pouvoir d’État et les experts «psy» (psychiatres, psychologues, psychanalystes). Le premier y trouvant l’occasion d’une gestion plus rationnelle et dépolitisée des problèmes et des déviances et les seconds une forme de reconnaissance de leur compétence professionnelle. Transposé au monde du travail, ce type d’analyse conduit à étudier la façon dont certains employeurs en viennent à faire appel à des psychologues pour prendre en charge les problèmes de leurs salariés sans remettre en cause les orientations générales de l’entreprise. Dès les années 1930, à la suite des expériences de Mayo à la Western Electric et dans la lignée des recommandations de «l’école des relations humaines», est expérimentée aux États-Unis «une thérapeutique des tensions industrielles12»: des councellors reçoivent tous les salariés qui le souhaitent pour des entretiens confidentiels. Sans aucun pouvoir sur l’organisation ou les conditions du travail, ces councellors ont pour unique fonction de désamorcer la charge émotionnelle associée aux difficultés ressenties et s’interdisent toute remontée des plaintes en vue de transformations orga- nisationnelles. Plus ou moins fort suivant les modes managériales, cet appel à la psychologie a connu, ces quinze dernières années, un certain renouveau. Une lecture critique, en fait le reflet de la volonté gestionnaire d’exploiter la quête contemporaine de reconnaissance identitaire et d’épanouissement personnel au profit des objectifs organisationnels. Ce mouvement établi ainsi de nouvelles formes de disciplines qui euphémisent les relations de pouvoir13 et permettent de dépasser les critiques traditionnelles du capitalisme bureaucratique et industriel tout en individualisant les conséquences de la crise économique et de ses corollaires en termes de flexibilité et de mondialisation14. Dans la fonction publique, la psychologisation trouve une justification particulière avec les politiques de «modernisation de l’État»: volonté de rendre plus souples et réactives les administrations dans leurs rapports aux usagers, d’augmenter et de mesurer l’efficacité des moyens engagés, etc. Cela s’accompagne de tout un ensemble de discours sur la compétence psychologique (le fameux «savoir être») et le contrôle émotionnel. 4. A. Giddens, Modernity and self-identity. Self and Society in the Late Modern Age, Stanford, Stanford University Press, 1991. 5. M. Loriol, Le temps de la fatigue. La gestion du mal-être au travail, Paris, Anthropos, coll. «Sociologiques», 2000. 6. Voir, par exemple, le récent dossier de la revue Connexions (2004, vol. 81, no 6) intitulé «Psychologisation dans la société». 7. C. Dejours, Travail: usure mentale, Paris, Bayard, 1993 (1980) et C. Dejours, Souffrance en France, Paris, Le Seuil, 1998. 8. L. Le Guillant, Quelle psychiatrie pour notre temps? Travaux et écrits de Louis Le Guillant, Toulouse, Erès, 1984. 9. G. Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970 et F. Laplantine, L’ethnopsychiatrie, Paris, PUF, coll. «Que sais-je?», 1988. 10. M. Otero, Les règles de l’individualité contemporaine, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003. 11. R. Castel, La Gestion des risques: De l’anti-psychiatrie à l’après-analyse, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. «Le Sens commun», 1981. 12. G. Friedmann, Où va le travail humain?, Paris, Gallimard, 1950, p. 142. 13. S. Brunel, Les managers de l’âme, Paris, La Découverte, coll. «Entreprise et Société», 2004. 14. L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. Les ressorts de la psychologisation des difficultés au travail 193 Dans les situations où la relation est problématique, le recours au psychologue apparaît à certains acteurs comme une solution. La reconnaissance officielle, par les employeurs, de certaines formes de souffrance au travail n’est pas que le résultat de la contestation par les salariés concernés de leurs conditions de travail, mais témoigne d’une recherche de zones de convergence d’intérêts entre salariés et employeurs autour des objectifs de modernisation et de professionnalisation de certains emplois publics afin de promouvoir une rationalisation du travail relationnel: fixation de procédures, d’objectifs, de protocoles (fondés sur un savoir scientifique, notamment psychologique) visant tout à la fois à protéger les salariés du stress ou de la souffrance et à offrir un meilleur service au public. L’objectif de cet article est de discuter des analyses critiques sur les dynamiques de la psychologisation des difficultés au travail à partir du cas de trois métiers réputés difficiles des services publics: les policiers, les infirmières et les conducteurs de bus (en se limitant ici au cas de la RATP, Régie autonome des transports parisiens)15. Dans les trois cas, des travaux ont été menés sur les causes du stress ou du burnout ressentis uploads/Sante/ crs-psychologisation.pdf

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  • Publié le Mar 02, 2022
  • Catégorie Health / Santé
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