2021 – N o 164-165 – Travail et Emploi – 85 Santé au travail, maintien en emplo

2021 – N o 164-165 – Travail et Emploi – 85 Santé au travail, maintien en emploi et genre dans les très petites entreprises Anastasia Meidani * Prenant appui sur 32 monographies, le présent article se propose d’interroger la manière dont les travailleur·ses (salarié·es ou dirigeant·es) de très petites entreprises (TPE) en exercice dans trois secteurs d’activité (le bâtiment, la restauration et la coiffure) abordent la survenue d’un événement de santé, qu’il s’agisse d’une maladie chronique, d’un accident du travail (AT) ou d’une grossesse. Côté salarié·es, plusieurs facteurs entrent en ligne de compte quand un événement de santé surgit : en particulier, les femmes et les hommes ne font pas face aux mêmes contraintes, financières notamment, et n’appréhendent pas le maintien dans l’emploi, le chômage ou la sortie vers l’inactivité de la même manière. Les dirigeant·es de TPE ont, quant à eux/elles, avant tout à cœur de préserver la santé économique de leur entreprise : pour y parvenir, ils et elles invisibilisent parfois leurs propres problèmes de santé, s’efforcent de compenser par eux/elles-mêmes ou en mobilisant des membres de leur famille les arrêts de travail de leurs salarié·es, voire évitent de recruter des candidates en âge d’avoir des enfants. S i le maintien en emploi des personnes confrontées à des problèmes de santé constitue un enjeu majeur tant pour les salarié·es et les entreprises (Baradat, Fosset, 2017) que pour les politiques de santé au travail, force est de constater que la production de connaissances en la matière reste faible (Carricaburu, Henry, 2010). En partie impulsée par la structuration du cadre législatif au niveau européen (Mias, 2010), l’attention portée à la désinsertion professionnelle liée à des événements de santé est présente dans les trois plans nationaux santé-travail successifs (PST 2005- 2009, 2010-2014, 2016-2020). La question est également documentée dans le rapport Issindou selon lequel, en 2015, en France, 95 % des salarié·es déclaré·es inaptes sont licencié·es – pour l’essentiel des femmes (Lanquetin et al., 2004) –, tandis qu’une petite minorité seulement parvient à retrouver un travail – principalement des hommes (ibid.). Parmi ces salarié·es, celles et ceux atteint·es de malades chroniques sont les * Université de Toulouse II Jean Jaurès, LISST, Délégation CNRS CERTOP ; anastasia.meidani@univ-tlse2.fr. Anastasia Meidani 86 – Travail et Emploi – N o 164-165 – 2021 plus nombreux·ses. Enfin, selon les statistiques de l’Assurance maladie, les hommes sont les grands perdants en matière de morbidité (Païta et al., 2016). Dans la continuité de ce qui précède, la majorité des travaux en santé au travail ont adopté une entrée par pathologie. Aussi instructive soit-elle, cette littérature ne ren­ seigne pas la diversité des expériences de santé qui constitue le point de départ de notre recherche. Notre intention initiale était d’interroger les manières dont des travailleurs et des travailleuses parviennent à articuler activité professionnelle et « problèmes de santé 1 », dans le contexte singulier des très petites entreprises (TPE) 2. Très rapidement, maladies chroniques (reconnues, ou pas, comme maladies professionnelles), incidents reproductifs 3 et accidents de travail (AT) avec séquelles (invalidité/inaptitude 4) se sont imposés à nous comme catégories d’analyse. Nous avons alors tenté de comprendre ce qu’il y avait de commun entre toutes ces expériences, et de prendre la mesure du genre en tant que variable explicative. Pour ce faire, nous nous sommes intéressée à trois secteurs d’activité – le bâtiment et travaux publics (BTP), la restauration et la coiffure – à la fois parce qu’ils concentrent la majorité des TPE et parce que les activités professionnelles qui s’y déploient sont très variées. Par le choix des TPE, nous cher­ chions également à combler – du moins en partie – les lacunes de la littérature sur les répercussions des événements de santé sur l’activité professionnelle dans ces structures. Plus précisément, si un certain nombre de travaux a exploré l’impact de la santé sur la vie professionnelle, et plus particulièrement le maintien en emploi des salarié·es atteint·es de maladies chroniques (Jaouen, Torrès, 2008 ; Dujin, 2011 ; Delgoulet et al., 2014 ; Huyez-Levrat, Waser, 2014 ; Waser et al., 2014 ; Lhuilier, Waser, 2016 ; Baradat, Fosset, 2017), à notre connaissance aucun d’entre eux ne concerne spécifiquement les TPE, qui représentent pourtant en France 94 % des entreprises et emploient 19 % des salarié·es (Morénillas, Sklénard, 2019). Dans les études disponibles ciblant les TPE, les accidents du travail et les questions de santé repro­ ductive ne sont quant à eux considérés que de manière marginale, notamment en ce qui concerne leur dimension genrée (Angeloff, 2011, 2012 ; Samuel et al., 2012 ; Jounin, 2015 ; Denave et al., 2020). Soulignant les particularités de ces entreprises en matière de gestion de la santé au travail, la littérature (Jaouen, Torrès, 2008 ; Kornig, Verdier, 2008 ; Walters, Wadsworth, 2016 ; Coutrot, Léonard, 2017 ; Dares, DGT, Santé publique France, 2021) indique que les dispositifs de prévention (dont la mise en œuvre revient généralement aux chef·fes d’entreprise) y sont peu développés : plus de la moitié 1. La morbidité n’était pas un critère d’inclusion dans l’échantillon. « Problèmes de santé » est une expression utilisée par les enquêté·es et qui recouvre tout événement de santé susceptible de déboucher sur une situation problématique pour les enquêté·es. 2. Le décret n o 2008-1354 du 18 décembre 2008 précise la définition économique de l’entreprise et distingue quatre types d’entreprise dont les TPE : moins de 10 salarié·es avec un chiffre d’affaires annuel inférieur à 2 millions d’euros. 3. Il s’agit ou bien de grossesses « qui se passent mal », c’est-à-dire identifiées comme pathologiques par les médecins, ou des interruptions volontaires de grossesses, pour motif médical ou non. 4. Si l’inaptitude et l’invalidité sont des catégories institutionnelles pas tout à fait équivalentes, dans les propos recueillis elles sont mobilisées indistinctement. 2021 – N o 164-165 – Travail et Emploi – 87 Santé au travail, maintien en emploi et genre dans les très petites entreprises des TPE n’a pas encore rédigé le document unique d’évaluation des risques profes­ sionnels (DUERP, obligatoire depuis 2001) 5. La mise à disposition des équipements de protection, tant collective qu’individuelle, y est peu fréquente (Coutrot, Léonard, 2017). De plus, les connaissances et compétences restreintes en santé au travail des dirigeant·es de TPE, leur attitude de défiance à l’égard des pouvoirs publics (Kornig, Verdier, 2008) et leur capacité souvent limitée à organiser le travail de façon stable sur du moyen et long terme sont identifiées comme autant de freins à la bonne gestion des problématiques de santé au travail. Enfin, la complexité de la réglementation et l’absence de contact avec les conseiller·es de prévention chargé·es de s’assurer du respect de la réglementation au sein des différentes instances dont les TPE relèvent en fonction de leur secteur d’activité, constituent aussi des facteurs explicatifs (Jaouen, Torrès, 2008 ; Walters, Wadsworth, 2016). Par ailleurs, la majorité des travaux qui explorent la santé au travail, passant outre la structuration genrée de leurs enjeux, tiennent les expériences de santé pour homo­ gènes. Ce n’est que récemment que la prise en compte du genre dans l’analyse des tra­ jectoires professionnelles perturbées par des incidents de santé a permis de montrer que les études scientifiques portaient jusqu’alors essentiellement sur l’analyse d’emplois principalement occupés par des hommes (Zahm, Blair, 2003 ; Paiva, 2012, 2016 ; Lippel, 2015). Si ces recherches ont mis en évidence l’invisibilisation des femmes, en particulier dans la reconnaissance de l’origine professionnelle d’une maladie chronique ou d’un AT, ces processus restent encore mal saisis par l’analyse 6. La valeur heuristique du genre est le plus souvent mobilisée pour expliquer les écarts genrés en matière de santé par des différences de statut, de rémunération, de qualification et/ou de rôles assumés dans la sphère professionnelle (Laufer, 2001, 2008, 2014 ; Laufer, Fouquet, 2001 ; Joseph, Lemière, 2005 ; Alber, 2013) 7, ou encore par des disparités genrées à l’œuvre dans la sphère privée – qu’il s’agisse des soins octroyés à des proches ou des tâches domestiques, tous deux assignés aux femmes (Hunt, Macintyre, 2000). Les études qui, à la lisière entre les champs du travail et de la santé, ont pris en considération le genre, sans pour autant cibler explicitement les TPE, se sont pour la plupart focalisées sur le cancer. Ainsi Isabelle Probst et Silvana Salerno (2016, paragraphe 2) montrent que « les cancers professionnels sont presque exclusivement masculins, ce qui ne reflète pas l’exposition aux cancérogènes (Paiva, 2016), alors que les femmes se voient essentiellement reconnaître des troubles musculo-­ squelettiques (TMS) (Euzenat, 2010) ». Le recours aux arrêts maladies enregistre aussi des disparités 5. Julien V., Moachon E. (2015), Risques professionnels et prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, Paris, INRS, Viavoice [en ligne] : http://www.inrs.fr/dms/inrs/Presse/presse-2015/resultats-Etude- TPE-Viavoice-INRS/resultats-etude-tpe-viavoice-inrs.pdf, consulté le 31 mai 2022. 6. En particulier, les femmes ont plus de difficultés à faire reconnaître l’origine professionnelle de leurs maladies ­ chroniques que les hommes, de même qu’il leur est plus difficile de faire reconnaître leurs accidents de travail comme tels. 7. Postes de direction versus d’exécution, division genrée des tâches professionnelles, écarts de salaires entre uploads/Sante/ dares-sante-au-travail-maintien-en-emploi-et-genre-dans-les-tres-petites-entreprises-2022.pdf

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  • Publié le Jan 06, 2022
  • Catégorie Health / Santé
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