L I B E R AT I O N S A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4 Pari

L I B E R AT I O N S A M E D I 1 9 E T D I M A N C H E 2 0 J U I N 2 0 0 4 Paris, 1984. MARC TRIVIER Le feu I l y a vingt ans, le 25 juin 1984, mourait Michel Foucault, à 58 ans. Grande figure intellectuelle des années 60 et 70, en lutte permanente avec toutes les formes de pouvoir, ce philosophe audacieux laissait une œuvre inachevée mais ouverte. Une douzaine d’ouvrages dont il disait qu’ils étaient «tout au plus des fragments philosophiques dans des chantiers historiques». Jugement bien modeste pour ce qui reste aujourd’hui une formidable «boîte à outils» pour comprendre notre société, mais aussi pour la bousculer. Faire bouger les mots pour faire bouger les choses : vingt ans après, la pensée de Foucault résonne, comme l’éclat de rire de sa liberté. Foucault a voix de Michel Foucault ne s’est pas tue depuis vingt ans. Il a même été donné de l’en- tendre nette ou hésitante, fa- milière – «bon, alors», «bien sûr je simplifie», «on va es- sayer de voir ce qu’on peut fai- re avec ça» –, emportée, scan- dée par le célèbre rire, grâce à la publication ces dernières années des Cours du Collège de France (lire page XII) et des quatre volumes de Dits et écrits(1994). Elle retentit dans les nombreux col- loques consacrés au philo- sophe, dans les livres, les mémoires, les thèses, les milliers de pages en toutes langues qui cir- culent sur l’In- ternet. Elle est aussi présente dans les classes de philosophie des lycées, puisque Fou- cault figure désormaisparmi les auteurs du programme. En vérité, on ne redoutait pas que l’image de Michel Foucault devînt floue et peu à peu s’effaçât, «comme à la li- mite de la mer un visage de sable». Foucault, selon l’expression de Pierre Bourdieu, a incarné la figure de l’«intel- lectuel spécifique», dont la fonction n’était plus d’être une «conscience re- présentante» comme avait pu l’être Sartre, mais de tenir un discours de véri- té, de la vérité que, par un travail docu- mentaire, d’information, d’enquête, on doit chercher à l’endroit même où on la masque. On pourrait certes se deman- der si une telle figure est devenue ca- duque et s’est désagrégée ou si au contraire elle devrait être réinventée, à l’heure où le mensonge et la dissimulation sont (ré) utilisés sans états d’âme comme outils de politique inter- nationale. On ne doute pas en tout cas que des bruits faits autour du «Foucault intellectuel», des vociférations de ses en- nemis comme des Ave Maria des faux amis qui lui attribuaient une infaillibili- té papale, on se souviendra de moins en moins, saufà en faire des indices par quoi se dévoile au mieux l’esprit d’une époque. Mais du «Foucault philosophe», il n’y a pas besoin de se souvenir: sa pensée est «au travail» partout, dans la philosophie bien sûr, mais également dans toutes les sciences humaines, l’histoire, la psycha- FOUCAULT nalyse, la psychiatrie, le droit, la sociolo- gie, l’analyse institutionnelle, l’anthro- pologie, l’épistémologie… Georges Can- guilhem le disait de façon prématurée, mais le temps est à présent venud’«ap- pliquer à l’œuvre de Foucault les mé- thodes d’éclaircissement, c’est-à-dire la généalogie et l’interprétation, qu’il a lui- même appliquées à ses domaines d’étu- de», précisément parce que cette œuvre ne peut plus être déformée par les re- gards myopes qui la rendaient circons- tancielle, et, surtout, parce que la mort a empêché que Foucault l’achevât, qu’elle est donc «en chantier», pleine de pistes à parcourir, d’hypothèses, d’indi- cations, de boussoles, de cartes inex- ploitées. Les chercheurs du monde en- tier ne s’y trompent pas: ils perçoivent l’œuvre foucaldienne comme Foucault lui-même, par rapport à l’«architecto- nique» de ses livres, percevait ses cours: des laboratoires où, à partir des «maté- riaux de l’“archive” et le chantier de la “bibliothèque”», sont élaborées les structures portantes d’œuvres futures. Une œuvre «essai» La tâche que Foucault assignait à l’«ar- chéologie du savoir» était immense: re- chercher dans l’histoire les formations discursives qui donnent lieu à des «poli- tiques générales» de la vérité, qui déci- dent de ce qui doit être considéré vrai ou faux et par quoi sont médiatisées ou or- ganisées les expériences que les hom- mes ont du monde et d’eux-mêmes. Les organisations de savoir les plus puis- santes, moléculairement mêlées aux formes de production et de distribution du pouvoir, ont à voir avec l’émergence et l’usage de notions telles que le sujet, l’identité, la raison et la déraison, la sexualité, la construction de soi… Aussi peut-on dire que Foucault, sur ces ques- tions aux limites indéfinissables, n’a pas laissé un «héritage» mais plutôt un «ordre de mission», voire une «feuille de route» pour la recherche d’aujourd’hui. Il est arrivé à Michel Foucault de saluer la forme de l’essai, «corps vivant de la phi- losophie»: c’est toute son œuvre qui de- vrait être considérée comme un «essai», si l’essai interdit l’«appropriation sim- plificatrice d’autrui à des fins de commu- nication» et oblige à l’«épreuve modifica- trice de soi-même dans le jeu de la vérité». Le premier livre de Michel Foucault da- te de 1954. A l’époque, influencé par les pensées de Husserl et de Merleau-Pon- ty, la psychologie et la psychanalyse existentielle de Ludwig Binswanger, il avait traduit un ouvrage de ce dernier, le Rêve et l’existence, et, dans la préface, es- sayé de frotter la psychanalyse à la tra- dition phénoménologique. Avec Mala- die mentale et personnalité, Foucault, encore inconnu, avait d’abord étudié les postulats sur lesquels repose la psycho- pathologie ainsi que les concepts mis en œuvre par la théorie psychanalytique, puis proposé une brève lecture des re- présentations sociales de la folie. L’objectivation du sujet Ce premier travail est déterminant car il annonce, une fois intégré l’apport épis- témologique de Georges Canguilhem – relatif entre autres aux concepts de «normal» et de «pathologique» –, le ty- pe d’étude qui donnera à Foucault sa cé- lébrité: avant tout Folie et déraison -His- toire de la folie à l’âge classique, qu’il FOUCAULT N’A PAS LAISSÉ UN «HÉRITAGE», DES THÈSES DONT ON SE CONTENTERAIT D’EXPLIQUER LE CONTENU, MAIS UNE «FEUILLE DE ROUTE». publie chez Plon en 1961 grâce à l’appui de l’historien Philippe Ariès, et Naissan- ce de la clinique(1963). Le problème est alors d’identifier les conditions histo- riques sur la base desquelles la maladie et la folie se sont constituées en objet de science, faisant ainsi émerger la psycho- pathologie et la médecine clinique, un sujetcomme objet de savoir positif, et, corrélativement, créant les lieux (struc- tures hospitalières, asile) où le savoir de- vient pouvoir sur les corps. L’Histoire de la foliesera comme une bombe à retar- dement, dont les effets se feront sentir au-delà des années 70 et détermineront peu ou prou ce vaste mouvement de pensée qui, via Ronald Laing, David Cooper ou Franco Basaglia, sera connu sous le nom d’«antipsychiatrie». Mais Foucault en était déjà aux travaux «archéologiques», exhumait ces sys- tèmes implicites de règles, anonymes et inconscients, qui définissent les espaces de possibilités au sein desquels se consti- tuent et œuvrent les savoirs typiques de chaque époque, et «disent» qui est tour à tour le sujet et l’objet de l’histoire. Dans les Mots et les choses, il analyse trois grands modes d’objectivation du sujet dans les savoirs – non plus le fou ou le malade, mais le sujet en général – concernant le langage, le travail et le vi- vant, en références aux périodes de la Re- naissance, de l’âge classique et de l’âge moderne, qui voit l’émergence de l’hom- me à la fois comme objet de connaissan- ce et sujet connaissant. Penser autrement Avec Surveiller et punir(1975), qui dé- truit l’idée d’un pouvoir centralisé, py- ramidal, Foucault démonte «le curieux projet d’enfermer pour redresser», ca- ractéristique de la société disciplinaire, et, avec la Volonté de savoir, premier to- me de l’Histoire de la sexualité, il revient à l’élaboration des discours de vérité sur le sujet, mais celui-ci n’est plus le su- jet différent (malade, fou, délinquant), ni le sujet en général, mais le sujet que nous sommes directement par nous- mêmes dans le rapport au sexe. D’une généalogie des systèmes à une problé- matisation du sujet. Suit un long silen- ce, rompu en 1984 par la publication si- multanée del’Usage des plaisirset du Souci de soi.Un tournant décisif est pris. Restent derrière la modernité de l’Oc- cident (XVIe-XIXe), la formation des sa- voirs sur la sexualité et les systèmes de pouvoir qui en règlent la pratique. S’ouvre, devant, l’Antiquité classique, dans laquelle le philosophe repère, en opposition aux morales prescriptrices qui vont dominer à partir du christia- nisme, les éléments de construction d’une «esthétique de l’existence indivi- duelle», fondée sur des «technologies de soi»par lesquelles les individus «ont été amenés à porter attention à eux-mêmes, à se déchiffrer, à se reconnaître et à s’avouer comme sujets de désir». La pensée de Michel Foucault a intri- gué les philosophes, inquiété parfois les historiens, troublé les sciences hu- uploads/Sante/ foucault-pdf.pdf

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  • Publié le Mar 10, 2022
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