Ville Ecole Intégration Diversité, n° 143, pp. 25-32. décembre 2005 : Reconnaît

Ville Ecole Intégration Diversité, n° 143, pp. 25-32. décembre 2005 : Reconnaître la souffrance des jeunes faute de leur trouver un emploi ? La médicalisation et la psychologisation des jeunes en difficulté Marc Loriol marc.loriol2@libertysurf.fr Chargé de recherche au CNRS Laboratoire Georges Friedmann, 16 Bd. Carnot, 92 340 Bourg-La-Reine Le regard généralement porté sur la jeunesse est paradoxal. Souvent perçu comme le « plus bel âge de la vie », valorisée par la publicité et les médias, la jeunesse est aussi fréquemment présentée comme une période de fragilité, voire aussi comme un groupe à risque pour la santé mentale. « La souffrance des jeunes apparaît comme un révélateur et un amplificateur de la souffrance de la société » peut-on lire sur le site Internet du ministère de la santé. La santé des jeunes et notamment la santé mentale, est en effet présentée comme un objectif important de santé publique depuis une dizaine d’années (Rechtman, 2004 ; Loriol 2004). Des structures spécialisées (maisons de la santé, points écoutes jeunes…) ont été développées en réponse à cette préoccupation (Fassin, 2004). La lecture des données statistiques et épidémiologiques ne permet pourtant pas totalement d’expliquer cette préoccupation pour la santé des jeunes. En effet, en dehors des accidents de la route et de la consommation de drogues « douces », les indicateurs sanitaires révèlent une meilleure santé chez les 15-24 ans que parmi les adultes de plus de 25 ans (Loriol 2004). Cela passe généralement inaperçu car la quasi-totalité des travaux sur la santé des jeunes ne citent que des données limitées à la seule catégorie d’âge définie comme la jeunesse ; ce qui contribue à une forme de myopie de l’analyse et accroît la probabilité d’interprétations erronées. Par exemple, la mortalité par suicide tout comme la prévalence de la dépression sont plus élevés chez les plus de 25 ans que chez les jeunes. Cela n’est pas visible dans la plupart des travaux sur les jeunes qui ne donnent aucun point de comparaison. De plus, les jeunes sont paradoxalement victimes de leur bonne santé : dans la mesure où il s’agit d’un âge à très faible mortalité et à faible morbidité, il est logique que les problèmes de santé qui ne sont pas liés au vieillissement, mais à des causes sociales et comportementales y occupent une place centrale. Le suicide représente la deuxième cause de mortalité des 15-24 ans, mais pas pour les plus de 25 ans. Cela ne veut pas dire que les moins de 25 ans se suicident plus que les autres, mais plutôt que les plus de 25 ans ont de nombreuses autres occasions de mourir que ne connaissent pratiquement pas les jeunes. Alors pourquoi la jeunesse est-elle devenue une catégorie à risque du point de vue de la santé ? Bien évidemment, même si les jeunes sont globalement en meilleure santé que les adultes, il peut être légitime de se préoccuper de leur sort. La mort d’un être qui commence juste sa vie autonome peut sembler particulièrement inacceptable et il est raisonnable de se soucier d’atteintes précoces à la santé qui ne manqueront pas d’avoir un effet nocif à long- terme sur l’espérance de vie. Mais cela ne suffit pas pour expliquer la montée en puissance depuis dix ans des initiatives autour de la santé des jeunes ; d’autant que globalement les indicateurs sanitaires ne sont pas aggravés sur la période (Rechtman, 2004). L’objectif de cet article est de montrer comment et pourquoi les discours sur la mauvaise santé et la souffrance des jeunes ont progressivement colonisé les thématiques plus anciennes de la précarité professionnelle (Loriol, 1999) et de la délinquance des jeunes. 1 - De l’insertion des jeunes à l’écoute de la souffrance Beaucoup des recherches menées sur les problèmes de santé de certains jeunes trouvent leur origine dans le suivi de jeunes en grande précarité économique (Nirina Richard, 1997). Les structures d’insertion en charge de ces publics ont en effet développé un intérêt croissant pour les questions de santé. L'exemple des Missions locales, créées à partir de 1982, offre une illustration de l'évolution de la façon dont « l'insertion professionnelle et sociale des jeunes » - selon le titre du rapport de Bertrand Schwartz à l'origine de ce dispositif -, d'abord conçue comme une action sur les structures autant que sur les individus, c'est progressivement rapprochée d'une sorte de traitement individuel à caractère thérapeutique. Au nombre de 307 en mai 1997, ces organismes ont réalisé en 1995 un million de « mesures d'insertion »1. L'objectif initial était de réaliser une « approche globale » des difficultés d'insertion prenant en compte deux dimensions complémentaires : une action individualisée auprès de jeunes venus en consultation (aide personnalisée, suivi et orientation, etc.) d'une part, et une mobilisation de l'ensemble des acteurs locaux concernés par l'emploi et l'insertion professionnelle des jeunes (responsables ANPE, chefs d'entreprise, associations, etc.) d'autre part. Mais ces structures ont surtout été pensées comme des lieux d'accueil pour un public en difficulté et les prescripteurs d'emploi que sont les chefs d'entreprise se sont peu investis (Wuhl, 1996). L'action individuelle a été privilégiée par rapport à une action sur la structure d'offre d'emploi locale et le travail des missions se résume surtout en une tentative pour adapter les jeunes consultants aux normes du marché du travail. Pour cela, la médecine et surtout la psychologie clinique sont de plus en plus mises à contribution. La santé des jeunes, l'accès aux soins et la « souffrance psychologique » font l'objet de débats de travaux, et d'expériences de plus en plus nombreux dans le cadre des missions locales. « Selon la délégation interministérielle à l'insertion des jeunes, plus de la moitié des missions locales mènent aujourd'hui des actions très variées autour du « mal-être » des jeunes : activités sportives, ateliers de relaxation ou de travail autour de l'image de soi, groupes de paroles, aides, jusqu'à la tenue de consultations médicales »2. Certaines missions locales ont ainsi ouvert des « espaces-santé » donnant la possibilité aux jeunes de consulter, de leur propre initiative ou sur la proposition du travailleur social, un médecin généraliste ou un psychologue. La présence de ce dernier type de professionnel permet d'élargir la gamme des interventions thérapeutiques par rapport au simple appel aux structures psychiatriques réservées à des cas plus lourds. De façon tout à fait révélatrice, Marie Christine Freire (1997), psychologue et chargée du dossier santé à la Délégation interministérielle à l'insertion des jeunes, redéfinit le sens même de la notion d'approche globale. Il ne s'agit plus de lier ensemble l'action sur l'offre (le marché du travail local) et la demande (la qualification du jeune en difficulté) d'emploi mais de combiner une approche professionnelle sur la formation du bénéficiaire et une prise en charge psychomédicale de son "mal-être". L'approche globale n'est plus la prise en compte des aspects structurels de la désinsertion au même titre que les facteurs individuels, mais simplement le fait de considérer différentes dimensions du problème individuel : professionnelles, médicales, psychologiques, etc. A une volonté d'action sur les structures économiques se substitue une tentative d'action sur le physique et le mental des individus. Comme le notait déjà en 1995, la même responsable : « Les jeunes présentent un « mal-être » qui peut s’associer à des situations matérielles précaires et entraver toute perspective de projet. Les réponses dans le champ de la santé, du social ou dans des champs ludiques, culturels, sportifs ou de la formation, sont autant d’entrées qui croisent l’écoute, la 1 Le Monde Initiative du 14//05/1997. 2 Le Monde du 22//02/1997. prise en compte des difficultés sociales, matérielles ou encore psychologiques. » La santé et l’écoute du mal être occupent ainsi une place croissance dans la prise en charge des jeunes en difficulté. Face à la difficulté de trouver un emploi à tous les jeunes se présentant dans les structures en charge de l’insertion, l’idée selon laquelle certains jeunes ne seraient pas aptes, du fait de problèmes de santé, à rechercher et à occuper un emploi c’est peu à peu imposée. Compréhensible du point de vue des professionnels qui accompagnent les jeunes dans les missions locales et les PAIO et se doivent de proposer quelque chose aux personnes qui se trouvent en face d’eux ; cette évolution n’en est pas moins inquiétante dans la mesure où elle tend à occulter les dimensions sociales et économiques des problèmes rencontrés. La souffrance qui peut résulter de la situation de précarité économique est alors érigée en cause de l’exclusion. Un travailleur social d'une PAIO de la banlieue parisienne, à qui il était demandé de décrire le jeune « idéal », précise : « Il est autonome dans ses démarches d'emploi [...], il n'a pas besoin de nous, en fait ». Le jeune inadapté, au contraire, « voit l'assistante sociale souvent, a des problèmes avec la justice, peut-être des problèmes de santé également. Il est complètement démoralisé et ne croit en rien. C'est un cas très difficile, il faut arriver à lui faire reprendre confiance en lui et en la société car souvent ce jeune là uploads/Sante/ la-souffrance-des-jeunes.pdf

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  • Publié le Jui 25, 2022
  • Catégorie Health / Santé
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