« MALADE DE SON GÉNIE… » : RACONTER LES PATHOLOGIES DES GENS DE LETTRES, DE TIS

« MALADE DE SON GÉNIE… » : RACONTER LES PATHOLOGIES DES GENS DE LETTRES, DE TISSOT À BALZAC Anne C. Vila, Ronan Y. Chalmin Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | « Dix-huitième siècle » 2015/1 n° 47 | pages 55 à 71 ISSN 0070-6760 ISBN 9782707186317 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2015-1-page-55.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle. © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle. Tous droits réservés pour tous pays. 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Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 23/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.166.171.128) © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 23/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.166.171.128) dix-huitième siècle, n°47 (2015) « Malade de son génie… » : raconter les pathologies des gens de lettres, de Tissot à Balzac Nombreuses sont les pages que la littérature occidentale a consacrées au mythe du savant malingre et chétif, le corps souf- frant au point de mourir de cette intense activité cérébrale qui le distingue du commun des mortels. En 1832, Honoré de Balzac publie une nouvelle, Louis Lambert, qui n’est autre que le récit de la longue agonie du jeune Louis, « ce pauvre poète si nerveusement constitué, souvent vapo- reux autant qu’une femme, dominé par une mélancolie chronique, tout malade de son génie comme une jeune fille l’est de cet amour qu’elle appelle et qu’elle ignore1 ». De tous les auteurs modernes, Balzac est incontestablement celui qui a rendu célèbre l’idée de « pensée homicide », d’une vie se réduisant comme une « peau de chagrin » sous la double intensité du vouloir et du pouvoir, axiome fondamental de ses études philosophiques2. La pensée, cette « force vive » (Lambert, 631), affaiblit les organismes, détruit les fonctions vitales, transforme le corps en cadavre. Cependant, la triste mais étrange condition d’être « malade de son génie », d’être victime de la toute puissance de la pensée, n’est pas une inven- tion balzacienne ; les malades de leur génie abondent déjà au siècle précédent, où ils côtoient indifféremment les artisans épuisés par le travail éreintant des ateliers et les aristocrates vaporeux habitués des salons. 1. Honoré de Balzac, Louis Lambert dans La Comédie humaine, Paris, Galli- mard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, vol. 11, p. 612. 2. Balzac explique dans son « Avant-Propos » que les études philosophiques se proposent de montrer les « ravages de la pensée… sentiment à sentiment ». Dans La Comédie humaine, vol. 1, p. 19. © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 23/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.166.171.128) © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 23/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.166.171.128) 56 Anne C. Vila et Ronan Y. Chalmin L’image du penseur malade dont s’inspire Balzac à de nombreuses reprises dans sa Comédie, relève d’un paradoxe propre au siècle des Lumières : le siècle philosophique par exemple, sacre de l’encyclopédiste et de l’intellectuel, est également celui qui donne naissance à la catégorie nosologique des « maladies des gens de lettres ». Deux thèmes prédominent dans les tentatives faites au 18e siècle pour définir les caractères distinctifs de cette nouvelle classe de pathologies. L’idée, d’abord, que les savants sont plus sujets à la maladie en raison des tensions physiques produites par un usage soutenu de la pensée. Le second est un mélange de fasci- nation et de perplexité face à l’intensité de la passion intellectuelle qui pousse certains individus à sacrifier leur santé dans une quête de connaissances. Les maux attribués à l’intellectualité excessive font partie de la longue liste des « maux de civilisation » qui voient le jour au 18e siècle, sous l’effet non seulement des anathèmes aux accents rousseauistes lancés contre la civilisation elle-même, mais aussi d’une nouvelle conception unitaire de l’homme qui intègre le physique et le moral en accordant un rôle de premier plan à la sensibilité. Par de nombreux aspects, les vapeurs et les maladies des gens de lettres sont deux faces d’un même problème : ceux qui les contractent sont malades parce qu’ils sont trop cultivés, autrement dit trop vivement « stimulés » par les nombreuses impressions qui assaillent leurs nerfs (rendus même plus impressionnables par un mode de vie sédentaire). Selon la conception médicale dominante de la relation entre santé, nerfs et conditions de vie, plus la place d’une personne est élevée dans la hiérarchie socioculturelle, plus sa constitution est délicate et réactive. Passé un certain point, une sensibilité accrue ne laisse pas espérer un plus grand raffinement de l’esprit, mais ouvre sur la funeste perspective de « tomber malade de trop sentir3 ». De tous les ouvrages consacrés aux dangers liés à la condition d’homme de lettres, nul ne connaît un succès aussi éclatant, aussi durable, que De la santé des gens de lettres du médecin lausannois Samuel-Auguste Tissot. Publié pour la première fois en français en 1768, ce livre est réédité par les soins de l’auteur plusieurs 3. Michel Foucault, Histoire de la folie, Paris, Gallimard, 1972, p. 314. © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 23/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.166.171.128) © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 23/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.166.171.128) « Malade de son génie... » 57 fois au cours des trois décennies suivantes, traduit en allemand, anglais, italien, espagnol et polonais avant la fin du siècle, et imité jusqu’aux années 1830 par d’autres auteurs4. La célébrité même du traité de Tissot nécessite, en premier lieu, de le resituer dans le contexte élargi du discours émergeant sur les maladies des gens de lettres au 18e siècle, avant que d’en parcourir les originalités rhétoriques et discursives. La médicalisation des gens de lettres Certains historiens ont attribué, dans la seconde moitié du 18e siècle, la prolifération de l’écriture dédiée aux pathologies intellectuelles à l’influence de Jean-Jacques Rousseau, et plus parti- culièrement à sa célèbre « dénonciation de l’aliénation produite par les lettres, les arts et les sciences5 ». Il y a, en effet, des échos distincts et répétés de Rousseau dans La santé des gens de lettres. Pour démontrer les « funestes influences » des études opiniâtres sur le système nerveux, Tissot cite par exemple ce passage extrait de la longue préface à la pièce Narcisse, où Rousseau tente de se justifier une nouvelle fois du sens à donner à son Discours sur les sciences et les arts couronné en 1750 : « Le travail de cabinet rend les hommes délicats, affaiblit leur tempérament ; et l’âme garde difficilement sa vigueur, quand le corps a perdu la sienne. L’étude use la machine, épuise les esprits, détruit les forces, énerve le courage, rend pusilla- nime, incapable de résister également à la peine et aux passions6. » Cependant, il est à noter que, bien qu’un large courant rous- seauiste traverse la littérature spécialisée sur les maladies des gens de lettres, il n’est pas toujours favorable à Rousseau. Par ailleurs, les médecins qui écrivent sur le sujet sont tout aussi enclins à citer 4. Voir Jean-Joseph Virey, L’art de perfectionner l’homme, ou De la médecine spi- rituelle et morale (1808), étienne Brunaud, De l’hygiène des gens de lettres (1819), et Joseph-Henri Réveillé-Parise, Physiologie et hygiène des hommes livrés aux travaux de l’esprit (1834). 5. François Azouvi, préface à De la santé des gens de lettres, Slatkine Reprints, 1981, p. v. 6. Jean-Jacques Rousseau, « Préface à Narcisse ou l’Amant de lui-même » (1752), dans Rousseau, Œuvres complètes, Paris, 1964, vol. II, p. 966. Cité dans Tissot, De la santé des gens de lettres, 3e éd. (Lausanne, Grasset, 1775) (désormais abrégé en SGL), p. 31. © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 23/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.166.171.128) © Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 23/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.166.171.128) 58 Anne C. Vila et Ronan Y. Chalmin les auteurs anciens ou de la Renaissance comme Celsus et Ficin qu’à célébrer « Jean-Jacques », suggérant que même les plus rous- seauistes d’entre eux sont motivés par des raisons qui dépassent le désir de rendre crédit à sa philosophie morale. Chronologiquement, l’intérêt pour les infirmités causées par l’étude intensive dans l’Europe des Lumières précède les carrières de Rousseau et Tissot. On peut approximativement remonter jusqu’au célèbre Problème XXX d’Aristote, qui l’un des premiers suggère l’association promise à un bel avenir entre maladie mélan- colique et supériorité intellectuelle, ainsi qu’à des auteurs du début de l’ère moderne comme Marsile Ficin (De triplici vita, 1489) et Daniell Bartoli (Dell’huomo di uploads/Sante/ notre-maladie.pdf

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  • Publié le Oct 14, 2021
  • Catégorie Health / Santé
  • Langue French
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