REG tome 130 (2017/2), 347-374. Marion Bonneau Phaétousa et Nannô : deux femmes

REG tome 130 (2017/2), 347-374. Marion Bonneau Phaétousa et Nannô : deux femmes qui se transforment en hommes (Épidémies VI 8 c.32)1 Résumé. – À la fin du traité Épidémies VI, une affection féminine recensée par l’auteur-médecin chez deux patientes a de quoi surprendre : il s’agit de l’unique occurrence d’un changement de sexe, non seulement dans le Corpus Hippocratique, mais encore dans la littérature médicale grecque antique. La métamorphose des deux femmes en hommes est un changement pathologique en ce qu’elle introduit dans le corps sain une rupture si grande que le retour à l’équilibre est impossible, et l’issue, fatale. Le cas de Phaétousa et Nannô est-il un cas particulier de stérilité, tel qu’on peut en trouver dans d’autres traités hippocratiques, ou chez Aristote ? Est-il la manifestation extrême d’une affection gynécologique répertoriée comme telle dans les traités spécialisés, à savoir la suppression des règles ? Est-il enfin un cas de bisexualité, entendu dans l’Antiquité au sens de la possession successive ou simultanée des deux sexes, comme en relate Diodore de Sicile? Abstract. – The female illness of two patients, Phaethousa of Abdera and Nanno of Thasos, described by the physician writer at the end of Epidemics VI, is rather surprising: this chapter is the unique occurrence of a sex change case, not only in the Hippocratic corpus, but also in ancient Greek medical literature. The transformation of these two women into men is a pathological one as it initiates a major break in a whealthy body that reaches a point of no return and results in death. Is the story of Phaethousa and Nanno a special case of sterility as described in other Hippocratic treatises or in Aristotle? Is it the extreme expres- sion of a gynaecological disease as it is documented in medical treatises, that is to say menstrual suppression? And, at last, could it be a case of bisexuality as 1 Je tiens à remercier chaleureusement Mme A. Guardasole ainsi que M. P. Demont pour leurs précieux conseils. 348 marion bonneau [REG, 130 understood in the ancient world context in the sense of holding successively or simultaneously both sexes, such as the cases reported by Diodurus Siculus? À la fin du traité hippocratique Épidémies VI, une affection féminine recensée par l’auteur-médecin chez deux patientes, Phaétousa d’Abdère et Nannô de Thasos, a de quoi surprendre. Avant que d’en proposer un commentaire, nous reproduisons ici le chapitre en question, dans son intégralité2 : Ἐν Ἀβδήροις Φαέθουσα ἡ Πυθέου γυνὴ οἰκουρός, ἐπίτοκος ἐοῦσα τοῦ ἔμπροσθεν χρόνου, τοῦ δὲ ἀνδρὸς αὐτῆς φυγόντος, τὰ γυναικεῖα ἀπελήφθη χρόνον πουλύν· μετὰ δὲ ἐς ἄρθρα πόνοι καὶ ἐρυθήματα· τούτων δὲ ξυμβά­ ντων, τό τε σῶμα ἠνδρώθη καὶ ἐδασύνθη πάντα καὶ πώγωνα ἔφυσε, καὶ φωνὴ τρηχέα <καὶ σκληρὴ> ἐγενήθη, καὶ πάντα πραγματευσαμένων ἡμῶν ὅσα ἦν πρὸς τὸ τὰ γυναικεῖα κατασπάσαι, οὐκ ἦλθεν, ἀλλ’ ἀπέθανεν, οὐ πουλὺν μετέπειτα χρόνον βιώσασα. Ξυνέβη δὲ καὶ Ναννοῖ τῇ Γοργίππου γυναικὶ ἐν Θάσῳ τωὐτόν· ἐδόκει δὲ πᾶσι τοῖσιν ἰητροῖσιν, οἷσι κἀγὼ ἐνέτυχον, μία ἐλπὶς εἶναι τοῦ γυναικωθῆναι, εἰ τὰ κατὰ φύσιν ἔλθοι· ἀλλὰ καὶ ταύτῃ οὐκ ἠδυνήθη, πάντα ποιούντων, γενέσθαι, ἀλλ’ ἐτελεύτησεν οὐ βραδέως. À Abdère, Phaétousa, la gardienne de la maison de Pythéas, avait eu auparavant des enfants, mais, après le départ/l’exil de son mari, ses règles se supprimèrent pendant longtemps ; ensuite, elle eut des douleurs et des rougeurs aux articu- lations ; après ce concours de situation son corps se virilisa, devint entièrement velu, une barbe lui poussa, sa voix devint rauque et dure, et malgré tout ce que nous fîmes pour déclencher les règles, celles-ci ne vinrent pas, mais la patiente mourut, après avoir vécu encore un temps qui ne fut pas long. Il arriva le même phénomène à Nannô, la femme de Gorgippos, à Thasos : il sembla à tous les médecins parmi lesquels je me retrouvai moi aussi que le seul espoir de devenir une femme était de voir venir les règles3 ; mais chez elle également, malgré tous les efforts, celles-ci ne purent arriver, et la patiente finit sa vie sans tarder. L’affection dont il est question paraît à première vue relativement simple, au sens où le lecteur coutumier des textes anciens peut y recon- naître un cas particulier de transformation physique, certains diraient de metamorphosis4. 2 Le texte grec est établi par D. Manetti et A. Roselli, dans leur édition bilingue grec ancien-italien, Ippocrate. Epidemie. Libro sesto, Introd., testo critico, commento e tradu- zione, Firenze, La Nuova Italia, 1982, p. 194-195 (= Littré V 356, 4-15). Nous en proposons une traduction personnelle. – Le chapitre 32 de la huitième section d’Épidémies VI inter- vient au sein de séries de fiches individuelles de malades. 3 La périphrase τὰ κατὰ φύσιν pour désigner les règles n’est pas la plus courante, puisqu’on ne la retrouve qu’une seule fois, dans le traité gynécologique Femmes stériles (Littré VIII 444, 8). 4 Cependant, nous n’emploierons pas ce dernier terme pour qualifier ce qui arrive aux patientes d’Épidémies VI car il serait manifestement anachronique dans son application au Corpus Hippocratique. En effet, le mot n’y apparaît pas et, si Galien l’utilise des siècles 2017] phaétousa et nannô 349 Cependant, le lecteur de la Collection hippocratique a de quoi être surpris. En effet, ce chapitre constitue l’unique occurrence d’un chan- gement de sexe, non seulement dans cette collection, mais encore dans la littérature médicale grecque antique. Seuls deux écrits plus ou moins contemporains et qui concernent le même champ d’étude approchent notre sujet, sans qu’on puisse réellement les y assimiler. Ils sont néan- moins susceptibles d’apporter une première aide à l’interprétation des cas de Phaétousa et Nannô. Le premier appartient justement à la Collection Hippocratique, il s’agit d’un chapitre fameux du traité Airs, Eaux, Lieux5. Il y est ques- tion d’hommes scythes, les Anariées, qui subissent une sorte de trans- formation physique en ce qu’ils deviennent impuissants et, du même coup, prennent un vêtement féminin, se livrent aux travaux féminins et possèdent une voix féminine. Le cas est donc différent, tout d’abord parce que la transformation se fait dans le sens homme-femme, contrai- rement à ce qu’il arrive à nos patientes d’Épidémies VI ; mais égale- ment parce que les hommes atteints par ce que l’auteur du traité consi- dère comme une maladie ne subissent pas une transformation spontanée, si l’on peut dire, mais sont eux-mêmes à l’origine du mal, par la com- binaison d’un facteur éthologique – la pratique de l’équitation –, et d’un facteur médical – une erreur de traitement, qui consiste, pour soulager les souffrances engendrées par la pratique assidue de l’équitation, à inciser les vaisseaux qui se trouvent derrière les oreilles, ceux qui pré- cisément – dans le système physiologique hippocratique – véhiculent la semence du cerveau jusqu’aux organes génitaux. Il s’agit donc là aussi d’une suppression d’un flux naturel – la semence masculine chez les Anariées, les règles chez Phaétousa et Nannô6 –, même si elle ­ intervient de manière artificielle. Néanmoins, plus que d’un véritable changement de sexe, ce chapitre d’Airs, Eaux, Lieux est le témoin d’une catégorie de population, les hommes impuissants, ou eunuques, plus tard, ce n’est pas concernant ce chapitre d’Épidémies VI, mais dans un passage du De simplicium medicamentorum facultatibus (livre XI). Si l’on se réfère au Dictionnaire éty- mologique de la langue grecque de P. Chantraine, Klincksieck, Paris, 1990, p. 714, il n’existe à priori pas d’usage classique des verbes μεταμορφόομαι et μεταμορφόω, ni du substantif μεταμόρφωσις puisqu’on les retrouve respectivement dans le Nouveau Testa- ment, chez Lucien, Plutarque, ou encore chez Strabon. 5 Hippocrate, Airs, Eaux, Lieux, texte établi et traduit par J. Jouanna, Paris, Cuf, Les Belles Lettres, 1996, c. XXII p. 238-241 (= Littré II 76-82). 6 Aristote, qui avait sans aucun doute eu connaissance de certains traités hippocratiques, compare explicitement le sperme des hommes et les règles des femmes, voir notamment Parties des Animaux (Aristote, Parties des Animaux, 689a, texte établi et traduit par P. Louis, Cuf, Les Belles Lettres, Paris, 1956, p. 142), et Génération des Animaux (Aristote, Génération des Animaux II 737a-739a, texte établi et traduit par P. Louis, Cuf, Les Belles Lettres, Paris, 1961, p. 62-69 ; op. cit. IV, 774a, p. 164-165). 350 marion bonneau [REG, 130 qui prennent l’apparence du sexe opposé suite à leur absence de fécon- dité, même s’il constitue l’expression la plus extrême de cette forme de stérilité, comme le note J. Jouanna dans son commentaire7. Les termes employés par l’auteur du traité insistent ainsi sur l’idée de travestisse- ment, plutôt que sur une réelle transformation, en utilisant non seule- ment l’adjectif γυναικεῖος à plusieurs reprises, mais également le verbe γυναικίζω, que l’on trouve par exemple dans les Thesmophories d’Aristophane, quand Euripide s’adresse à son parent déguisé en femme avant qu’il ne parte le défendre devant l’assemblée des femmes : « Si tu parles, tâche de faire la femme avec ta voix »8. Cet emploi dans Airs, Eaux, Lieux est d’autant plus remarquable qu’il s’agit de la seule occurrence dans la Collection Hippocratique9. On pourrait en faire l’équivalent du verbe qui signifie le changement de sexe dans uploads/Sante/ reg-130-2017.pdf

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  • Publié le Fev 17, 2022
  • Catégorie Health / Santé
  • Langue French
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