4 LA RECHERCHE HORS SÉRIE N° 16 — LES MOLÉCULES DU BONHEUR — AOÛT 2004 La Rech
4 LA RECHERCHE HORS SÉRIE N° 16 — LES MOLÉCULES DU BONHEUR — AOÛT 2004 La Recherche : Aux États-Unis, certains troubles mentaux, notam ment l’hyperactivité et l’autisme, ont récemment connu une forte augmentation dans diverses catégories de populations. Faut-il voir dans ces exemples des cas typiques de maladies socialement cons truites ? Ian Hacking : Je n’aime pas cette expression, car elle est trop vague et ferme le débat. Prenons le cas de l’autisme. Je vois au moins cinq facteurs qui contribuent à la forte croissance de cette épidémie, et un seul d’entre eux est purement « social ». Premièrement, les médecins et les pédiatres sont mieux informés sur cette famille de troubles : par conséquent, ils les reconnaissent et les diagnostiquent plus souvent. Deuxièmement, il s’agit vraiment d’une famille de troubles, qui pré sente un quasi continuum de comportements, du normal au patho logique ; on diagnostique aujourd’hui comme autistes des enfants moins éloignés du « normal » qu’autrefois. Troisièmement, depuis vingt ans, un autre diagnostic a été reconnu : le syndrome d’Asperger. Asperger était un médecin autrichien qui a décrit ce syndrome en 1944, un an après la description de l’autisme des enfants par Leo Kanner, aux États-Unis. En dehors d’un petit cercle de pédiatres germanophones, ce syndrome est resté pratiquement inconnu jus qu’à sa redécouverte par un médecin anglais. C’est un trouble assez proche de l’autisme, mais avec des symptômes un peu différents. Il y a un débat, parmi les experts, pour déterminer si l’Asperger et l’autisme ont les mêmes causes neurologiques, ou s’ils sont vraiment des troubles distincts. En tout cas, avec l’introduction de nouveaux critères, les diagnostics de cette famille Asperger-autisme se sont multipliés. Quatrièmement, on a vu apparaître une nouvelle caté- gorie : l’autisme de haut niveau. Le nom anglais est plus clair : « high-functioning autism ». Il désigne des autistes qui peuvent mener une vie presque normale, avoir un travail stable et même devenir des experts dans une technologie spécifique. L. R. Ces quatre premiers facteurs ne sont-ils pas des phénomènes sociaux ? I. H. Oui, bien sûr, et à ce titre il faut les analyser dans le cadre d’une anthropologie médicale de l’autisme. Mais ces quatre facteurs sont également liés aux progrès accomplis dans la reconnaissance et la compréhension des troubles graves chez l’enfant et chez l’adulte, dans le cas de l’autisme de haut niveau en particulier. Le cinquième facteur de multiplication des diagnostics de l’autisme correspond, LA FABRICATION DES MALADES « Des malades apparaissent en même temps qu’est définie la catégorie qui les regroupe » Dans l’histoire des pathologies mentales, certaines catégories de troubles n’ont qu’une existence transitoire : les psychiatres les définissent en même temps qu’apparaissent les malades, puis les effacent des classifications quand il n’y a plus d’individus à soigner, ni à classer. L’hyperactivité ou la dépression contemporaines seraient-elles promises à un tel destin ? Quel rôle jouent aujourd’hui les médicaments dans ces phénomènes ? LA RECHERCHE HORS SÉRIE N° 16 — LES MOLÉCULES DU BONHEUR — AOÛT 2004 47 FO R M U L E S À S U C C È S MAL ADES lui, à des phénomènes purement sociaux. Par exemple, il y a deux ans environ, on a constaté une « épidémie » d’autisme dans la Silicon Valley californienne. Un médecin a proposé une explication qui me paraît tout à fait convaincante : les enfants concernés sont presque tous des enfants uniques de parents trentenaires ou plus, qui évoluent dans un milieu composé majoritairement de jeunes, techni ciens ou ingénieurs, la plupart sans enfants. Faute de familiarité avec le monde des enfants, cette communauté manque de normes, de réfé rences en la matière. Quand le comportement d’un enfant s’avère un tant soit peu dérangeant, inconfortable pour les parents, il est alors considéré comme anormal, comme malade ; dans un contexte plus ordinaire, l’enfant serait juste qualifié de pénible. Cette épidémie d’autisme apparaît bien comme la conséquence d’un mode de vie particulier. Tous ces facteurs montrent bien que l’autisme est un pro blème extrêmement complexe : on ne peut donc certainement pas se contenter de dire qu’il s’agit d’une maladie socialement construite ! L. R. Dans vos travaux, vous vous intéressez à une catégorie bien particulière de maladies, que vous qualifiez de « transitoires ». De quoi s’agit-il ? I. H. Il existe des maladies qui, non seulement n’ont pas de mar queurs biologiques clairs, mais en plus n’apparaissent qu’à des époques et en des lieux bien particuliers ; autrement dit, pour se développer, ces maladies ont besoin de ce que j’appelle une « niche écologique ». Dans mon ouvrage Les Fous voyageurs, je me suis par exemple intéressé à une épidémie de fugue, observée en France à la fin du XIXe siècle. On voit en effet apparaître à cette époque un nouveau type de diagnostic de trouble mental, le diagnostic de folie avec fugue, qui marque une médicalisation des vagabonds par la psy chiatrie. De tels diagnostics ont complètement disparu aujourd’hui. Voilà un exemple typique de ce que j’appelle un trouble transitoire, associé à une niche écologique particulière. En ce moment, je m’intéresse beaucoup à un autre exemple : le désir d’être amputé ou apotemnophilie. L’apotemnophilie est un phénomène récent, qui fleurit surtout grâce à l’Internet. Or, l’un des vecteurs essentiels d’une niche écologique est son observa- bilité. Dans le cas de l’épidémie de fugue, un puissant système de surveillance des vagabonds avait été mis en place à la fin du XIXe siècle ; dans le cas de la mini-épidémie d’apotemnophilie que nous observons aujourd’hui, c’est l’Internet qui assure l’observabilité. Sans l’Internet, le phénomène n’existerait sans doute pas, ou en tout cas n’aurait pas la même extension. Selon moi, il s’agit donc là aussi d’un trou ble transitoire, lié à l’existence de cette niche écologique dont l’une des composantes est l’Internet. L. R. Dans le cas de troubles plus répan dus, comme l’autisme, l’hyperactivité ou la dépression, on ne dispose toujours pas de marqueurs biologiques clairs. Comment dès lors savoir s’il s’agit ou non de maladies transitoires ? I. H. Le critère qui me permet de faire la distinction entre maladies transitoires et maladies non transitoires est, pour ces der nières, l’existence de médicaments. L’effica cité du médicament prouve, fixe en quelque sorte le diagnostic et rend la maladie non transitoire. Pour les troubles mentaux, le processus est plus complexe que pour les maladies du corps où, une fois la maladie donnée, on trouve l’outil chimique pour la guérir. Dans le cas de maladies sans marqueur biologique, ce sont donc souvent les médicaments qui définissent la maladie. Il n’est ainsi pas rare que, notamment sous la pression des industries pharmaceutiques, on en vienne à créer ou redéfinir un syndrome en fonction d’aspects de notre état psychologique qui se trouvent améliorés par telle ou telle nouvelle molécule. Une description nouvelle d’une maladie est alors créée en réponse à un nouveau marché possible. Dans un livre récent (1), Mikkel Borch-Jacobsen, un historien de la culture psychiatrique et psychanalytique, soutient par exemple que l’épidémie de dépression est simplement le produit de la découverte des antidépresseurs. Je pense que la vérité est beaucoup plus complexe que cela. Mais il est utile de pousser l’argumentation jusqu’à l’extrême, comme le fait Borch-Jacobsen. C’est un défi opposé à la simplicité de la fausse évi dence qu’il dénonce, selon laquelle nous aurions découvert à la fois un fait – il y a beaucoup plus de dépressifs dans le monde qu’on ne le pensait – et le remède à cet état de fait. L. R. Selon votre critère fondé sur l’existence de médicaments, l’ano rexie par exemple serait une maladie transitoire ? I. H. Sans doute, car non seulement on ne dispose pas de marqueurs biologiques de ce trouble, mais on ne dispose pas non plus de traite ment médicamenteux efficace. Certes, des médecins et des psychia tres arrivent à obtenir des résultats, mais ce savoir-faire n’est pas transférable ; il n’y a pas de méthode qui marche, juste une capacité individuelle clinique. On observe de plus une très grande variabilité du taux d’anorexie d’un pays à l’autre – l’Argentine arrivant en tête, sans qu’il y ait à ma connaissance d’explication de cette variabilité. Ian Hacking est professeur au Collège de France, où il tient la chaire « Philosophie et histoire des concepts scientifiques ». Sur les sujets abordés dans cet entretien, il a notamment publié Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? La Découverte, Paris, 2001 ; Les Fous voyageurs, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002, et L’Âme ré-écrite, Les Empêcheurs de penser en rond-Institut Synthélabo, 1998. © Collège de France 48 LA RECHERCHE HORS SÉRIE N° 16 — LES MOLÉCULES DU BONHEUR — AOÛT 2004 L. R. Pour analyser l’émergence de nouveaux troubles dans une société, vous utilisez, outre le concept de maladie transitoire, celui de catégorie interactive. En matière de troubles mentaux, les classifica tions sont essentielles : pouvez-vous expliquer ce qu’est une catégorie interactive et en quoi elle se distingue d’une catégorie naturelle uploads/Sante/ ian-hacking.pdf
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- Publié le Sep 06, 2022
- Catégorie Health / Santé
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