Redéfinir le lien social : des babouins aux humains1 Shirley Strum et Bruno Lat

Redéfinir le lien social : des babouins aux humains1 Shirley Strum et Bruno Latour Dans la dernière décennie, une importante production de données sur les sociétés humaines et non-humaines est venue questionner, de manière implicite, les anciennes idées sur la nature de la société et du lien social. Ces recherches foisonnantes ont rendu obsolètes toutes les définitions trop simples de la vie en société qu’il s’agisse des humains ou des non-humains. Mais elles ont aussi multiplié les difficultés, les contra- dictions et les apories. Ces inconsistances sont-elles simplement le résultat de « diffi- cultés pratiques » qui seront bientôt éliminées grâce à l’apport de nouvelles données, d’une meilleure méthodologie et d’une plus grande distance des scientifiques à l’égard de l’idéologie et de l’amateurisme ? Dans cet article, nous ne voulons pas mettre fin à toute ces difficultés mais proposer une approche différente. Nous prétendons que les inconsistances dans les recherches actuelles sont largement dues à l’utilisation d’un mauvais cadre d’analyse. Afin d’explorer les implications d’une telle rupture du cadre d’analyse, nous passerons d’abord en revue les deux paradigmes opposés qui servent à définir la société et ensuite nous prendrons un cas spécifique : 65 1. Traduction Catherine Rémy. Shirley C. Strum est professeur au département d’anthropolo- gie de San Diego. Cet article d’abord paru en 1987: « The Meanings of Social: from Baboons to Humans », Information sur les Sciences Sociales/Social Science Information, 26 : 783- 802 et plusieurs fois réédité est ici traduit, sans modification, pour la première fois en fran- çais ; pour l’élaboration de l’argument sur les babouins, il faut se référer au livre de Shirley Strum [Strum, 1995] et à l’important volume collectif qu’elle a publié avec Linda Fedigan [Strum et Fedigan, 2000]. Pour une élaboration plus récente de l’argument sociologique on peut se référer à [Latour, 2006]. Sur l’ensemble du domaine, voir le maître-livre de Donna Haraway [Haraway, 1989]. TextesFondateurs.qxp 15/09/06 14:32 Page 65 l’histoire des idées au sujet de la société des babouins. Dans un deuxième temps, nous examinerons les conséquences de l’adoption d’une nouvelle définition du social sur notre conception de l’évolution du lien social. Nous conclurons en suggérant l’uti- lité de ce nouveau cadre d’analyse pour résoudre des problèmes récurrents au sein de la sociologie des humains comme des non-humains, notamment en ce qui concerne la conception de la politique. REDÉFINIR LA NOTION DE SOCIAL Les sciences sociales souscrivent couramment à un paradigme dans lequel la notion de « société », bien que difficile à éclaircir et à mobiliser, peut faire l’objet d’une défi- nition ostensive. Les acteurs de la société, même si le degré de leur capacité à agir peut varier entre les diverses écoles de sociologie, sont contenus dans cette vaste entité. Ainsi, les scientifiques du social reconnaissent l’existence d’une différence d’échelle : le niveau « micro » (celui des acteurs, des membres, des participants) et le niveau « macro » (celui de la société entendue comme un tout) [Knorr et Cicourel, 1981a]. Au cours des deux dernières décennies, cette définition ostensive de la société a été mise à mal par l’ethnométhodologie [Garfinkel, 1967] et par la sociologie des sciences [Knorr-Cetina, Karin D. et Mulkay, 1983], plus particulièrement celle des sciences sociales [Law, 1986c] et de la technologie [Latour, 1986]. À la lumière de ces études, les distinctions conventionnelles entre les niveaux micro et macro sont apparues moins évidentes et il est devenu plus difficile d’accepter une définition traditionnelle de la société. Celle-ci est désormais perçue comme une construction ou une perfor- mation continuelle, accomplie par des êtres sociaux actifs qui passent d’un « niveau » à l’autre au cours de leur « travail ». Les deux positions, le modèle ostensif et le modèle performatif, diffèrent en principe et en pratique, ce qui implique des conséquences cruciales sur la caractérisation du lien social. Ces deux perspectives peuvent être résumées de la manière suivante. La définition ostensive du lien social 1. Il est, en principe, possible de découvrir les propriétés typiques qui permettent à une société de former un tout homogène, propriétés qui pourraient expliquer le lien social et son évolution, même si, en pratique, il apparaît difficile de les repérer. 2. Ces propriétés sont en elles-mêmes sociales. Si d’autres propriétés sont incluses, il en résulte que l’explication de la société est économique, biologique, psychologique, etc. Textes fondateurs de la Sociologie de la traduction 66 TextesFondateurs.qxp 15/09/06 14:32 Page 66 3. Les acteurs sociaux (quelle que soit l’échelle d’analyse – micro ou macro) appar- tiennent à la société définie en 1. Même s’ils sont considérés comme actifs, leur activité est restreinte puisqu’ils ne constituent qu’une partie au sein d’une société plus large. 4. Les acteurs sont dans la société et de ce fait peuvent s’avérer des informateurs utiles pour les sociologues qui cherchent à découvrir les principes de la société. Néanmoins, ne représentant qu’une partie du « tout », ils ne peuvent en aucun cas, en dépit de leur « conscience », percevoir ou rendre compte de celui-ci. 5. À l’aide d’une méthodologie adéquate, les chercheurs en sciences sociales peuvent découvrir les principes qui donnent à la société sa consistance et son homo- généité, en distinguant notamment les croyances des acteurs de leurs compor- tements. Cette représentation de la société comme un tout n’est pas à la portée des acteurs sociaux individuels qui la composent. Selon le paradigme traditionnel, la société existe et les acteurs y participent en adhérant à des règles et à une structure déjà déterminées. Les acteurs ne sont pas en mesure de découvrir ou de connaître la nature de la société. Seuls les scientifiques, se situant à l’extérieur de la société, ont la capacité d’envisager et de comprendre cette dernière dans sa globalité. La définition « performative » du lien social 1. Il est impossible, en principe, d’établir les propriétés qui seraient spécifiques à la vie en société, même si, en pratique, cela s’avère possible. 2. Un ensemble d’éléments et de propriétés définis par les acteurs sociaux contribuent au lien social. Ces éléments ne sont pas purement sociaux et peuvent renvoyer à l’économie, la biologie, la psychologie, etc. 3. En pratique, les acteurs (quelle que soit l’échelle d’analyse – macro ou micro) définissent, pour eux-mêmes et pour les autres, ce qu’est la société, le tout qu’elle représente et les parties qui la composent. 4. Les acteurs qui « performent » la société savent ce qui est nécessaire à leur succès. Cela peut inclure une connaissance des parties et du tout et de la diffé- rence entre croyances et comportement. 5. Les chercheurs en sciences sociales soulèvent les mêmes questions que les autres acteurs sociaux et « performent » la société ni plus ni moins que les non- scientifiques. Dans cette perspective, la société est construite à travers les nombreux efforts qui sont faits pour la définir. Ce processus est accompli en pratique par tous les acteurs, Re définir le lien social : des babouins aux humains – Shirley Strum et Bruno Latour 67 TextesFondateurs.qxp 15/09/06 14:32 Page 67 y compris les scientifiques qui s’efforcent eux aussi de qualifier la société. Pour reprendre l’expression de Garfinkel [Garfinkel, 1967], les acteurs sociaux ne sont plus, dans cette optique, des « idiots culturels » mais bien des créateurs de la société. Le lien social n’est plus à rechercher dans les relations entre les acteurs, mais se découvre dans la façon dont les acteurs l’accomplissent au cours de leur tentative de définition de ce qu’est la société. Ce passage du cadre d’analyse traditionnel au cadre d’analyse performatif crée deux séries de relations paradoxales, une première qui révèle une symétrie surprenante entre tous les acteurs et une seconde qui met en évidence une nouvelle asymétrie. La première relation paradoxale est la suivante : plus les acteurs sont actifs, moins ils diffèrent les uns des autres. Cela revient à dire que tous les acteurs sont des chercheurs en sciences sociales à part entière dans le sens où ils s’interrogent sur ce qu’est la société, ce qui la fait tenir et la façon dont elle peut être altérée. La seconde relation paradoxale est la suivante : plus les acteurs sont perçus comme égaux, en principe, plus les diffé- rences pratiques entre eux deviennent apparentes aux vues des moyens dont ils disposent pour produire la société. Voyons maintenant comment nous pouvons appliquer ces principes aux sociétés babouines. BABOUINS : HISTOIRE DES IDÉES Lorsque Darwin écrivit que « nous pourrions apprendre plus des babouins que de beaucoup de philosophes occidentaux », il ne savait en fait que très peu de choses sur les babouins puisque ce fut la révolution darwinienne qui initia l’étude scientifique moderne du comportement et de la société des autres animaux [Darwin, 1977]. Avant elle, le sens commun se représentait les babouins comme un gang de brutes désordonnées, ne possédant aucune organisation sociale, errant au hasard [Morris et Morris, 1946]. Toutefois, l’image d’une société ordonnée émergea dès le commen- cement des enquêtes « scientifiques ». Les premières études de laboratoire sur des singes [Kempf, 1917] et des babouins captifs [Zuckerman, 1932] n’incorporaient que uploads/Societe et culture/ 1987-strum-amp-latour-redefinir-le-lien-social.pdf

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