Gabriel Bergounioux La sélection des langues : darwinisme et linguistique. In:
Gabriel Bergounioux La sélection des langues : darwinisme et linguistique. In: Langages, 36e année, n°146, 2002. pp. 7-18. Abstract Darwinism comes into play as a scientific paradigm in a history-oriented grammar based on both anthropology and comparative mythology. Evolutionism was claimed by linguists such as Schleicher and Darmesteter whose hypotheses fuelled other work from Darwin in return. Its posterity has lasted to this day in language science research. However, one can wonder whether the proposed reinterpretation is well founded. Citer ce document / Cite this document : Bergounioux Gabriel. La sélection des langues : darwinisme et linguistique. In: Langages, 36e année, n°146, 2002. pp. 7-18. doi : 10.3406/lgge.2002.2398 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_2002_num_36_146_2398 Gabriel Bergounioux Université d'Orléans LA SELECTION DES LANGUES : DARWINISME ET LINGUISTIQUE La question de l'origine des langues n'a pas l'importance qu'on lui donne. Cette question n'existe même pas. (Question de la source du Rhône : puérile !) F. de Saussure Darwin est un naturaliste et pourtant il a été l'une des sources d'inspiration majeure des sciences humaines au moment de leur formation et aujourd'hui encore l'influence de ses idées reste sensible en anthropologie. Ce qui a reçu le nom de darwi nisme a été l'objet d'une réception et d'une discussion en tous points comparables à celles d'une philosophie, ce qu'il n'était pas, et c'est peut-être de n'avoir jamais eu cette prétention qu'il l'est devenu, sans jamais coïncider avec les divisions traditionnelles du champ comme le montrent les exploitations contradictoires à quoi il a servi d'argu ment. Les implications de l'œuvre, nombreuses et multiformes, ont eu des répercus sions en linguistique dès les débuts de la diffusion de la théorie. Conry (1974), dans le tableau qu'elle dresse de la réception du darwinisme en France, y consacre un chapitre qu'ont depuis complété les études de Tort (1980) et de Desmet (1996) entre autres. 1 . La linguistique en 1859 et la mythologie comparée Au moment où Darwin livre à la publication l'Origine des espèces (1859), la linguis tique est une discipline dont l'autorité conférée par un contenu scientifique fondé sur le dispositif compara tiste1 est contrebalancée par la fragilité d'une assise institution nelle réduite à quelques dizaines de chercheurs, dispersés entre cinq ou six pays, en situation précaire face aux positions établies de la philologie classique. Le public instruit ne s'intéresse guère aux civilisations de l'Inde, moins encore à la phonétique historique. À Paris, il n'existe qu'une seule chaire, ouverte à la Sorbonně en 1853, où sont présentés des éléments de grammaire comparée du français, du latin et du grec. La médiocrité du titulaire de la chaire, Charles-Benoît Hase (nommé par protection à un emploi que la disparition de Burnouf a laissé sans prétendant), et la marginalité d'un cours qui ne correspond à aucun examen repoussent hors de l'enseignement 1. Établi par Bopp en 1816 à partir d'un rapprochement entre les conjugaisons du sanscrit, du grec, du latin, de l'iranien ancien et du gotique (et germanique). supérieur les enjeux de la discipline. La reconnaissance officielle du comparatisme intervient avec la création de la IVe section de l'École Pratique des Hautes Études (sciences historiques et philologiques) en 1868. Un décret assure l'indépendance de l'établissement dont l'organisation est copiée sur celle du Collège de France. Le darwinisme est apparu au moment précis où se constitue institutionnellement le champ de la linguistique en France. Alors que cinquante années durant, les connais sances sur les langues indo-européennes et sémitiques se sont accrues de façon vertig ineuse, les mêmes interrogations persistent qui, faute d'une explication interne, reçoivent pour solution les arguments de l'anthropologie ou de la mythologie. La démonstration concernant la parenté des langues avait été étayée non plus sur les ressemblances, fortuites ou pas, entre mots mais sur la correspondance des paradigmes ; une fois soustraits les morphèmes non autonomes de déclinaison et de conjugaison, il subsistait un résidu, rétif à l'analyse, une combinaison ordonnée de trois « lettres ». L'épellation de racines, d'où dériveraient les mots par familles (un terme récurrent dans le projet épistémologique de la grammaire historique) aboutissait à l'établissement de listes d'items qui assignaient à chacun une définition générique, reconstituée par recension des avatars de la base conjecturée, à partir des attestations obtenues par recension épigraphique ou archivistique. Une première phase d'analyse avait établi quelques principes phonétiques (Grimm, Pott) mais parce que les matériaux sanscrits présentaient une caractérisation des unités sonores jugée suffisante, l'investigation s'était détournée de l'étude pointilleuse, forc ément décevante, du fonctionnement du signifiant pour s'adresser à de plus nobles objets. Eugène Burnouf (1801-1852) devenait l'historien du bouddhisme et le Journal asiatique se consacrait plus volontiers aux littératures et aux civilisations qu'à la philo logie. Renonçant à raisonner les principes de l'évolution (я fortiori de la diffusion) des langues, les linguistes cherchaient à élucider ce qui demeure le plus obscur : l'origine des mots, ramenés à des matrices trilittères où se liraient, selon l'interprétation, les survivances des sentiments primitifs d'une humanité dominée par les forces telluri- ques, à la source des religions et de l'épopée, ou bien les vestiges d'une civilisation dont les conditions d'émergence, quelque part en Orient, resteraient inscrites dans le proto-lexique. Le premier programme correspond à la mythologie comparée, apparue dans les années 1850 et illustrée par Max Millier (1823-1900) qui prétend déceler l'apparition des premiers éléments de récit et de croyance de la civilisation indo-européenne dans un animisme, la verbalisation des terreurs et des adorations devant les grandes forces naturelles. L'interrogation qui traverse l'œuvre de Renan, que les Indo-Européens se sont accordé un destin à l'échelle de l'univers mais qu'ils n'ont rien conservé à l'Ouest du Penjab de leurs religions primitives, attire l'attention sur les mythes gréco-romains et Scandinaves, sur le zoroastrisme et le Mahâbhârata. Métaphysiques conçues comme le signe d'élection d'une puissance imaginaire qui, faute d'une révélation octroyée à un autre peuple2, ont redoublé l'activité guerrière et agro-pastorale des conquérants, elles témoigneraient de la forme particulière de génie d'une culture, voire d'une race supé rieure. La fascination pour cette invention poétique des temps héroïques, sa conformité avec des préjugés édéniques, lui a conféré une autorité à laquelle n'ont pas manqué de 2. Une autre hypothèse eut son heure de gloire (Burnouf 1876 [1870]) qui attribuait le christi anisme à la présence d'Aryens en Israël. rendre tribut, en leurs débuts, Michel Bréal dans sa thèse de doctorat (1863) et Gaston Paris dans son étude sur Charlemagne (1865). C'est au contraire sur le reflux de ces affabulations que s'est dégagé, au terme de trente années de tâtonnements et de décept ions, un espace pour une discipline nouvelle qui, de la même énigme, a tiré d'autres conclusions : la sémantique. La conviction bréalienne d'un progrès de la langue, d'une raison vers quoi tendrait, au fur et à mesure de leur développement, l'expression des civilisations, fonctionne au rebours des hypothèses de la mythologie comparée, l'une tournée vers le passé et la crédulité, l'autre vers l'avenir et la connaissance ; celle-ci conforme au projet d'une idéologie républicaine de la nation (Nicolet, 1982), celle-là sacrifiant à l'arrogance européocentriste. 2. Anthropologie et linguistique : la Société d'Anthropologie de Paris Le second programme est anthropologique. Il ne se soucie ni des terreurs premières, ni des méditations des peuples en marche sous les étoiles ; il traite positiv ement comme témoignage d'une culture à quoi font défaut les realia le seul vestige qui en demeure accessible : son vocabulaire. En recroisant les données lexicales communes aux langues issues du proto-indo-européen, des linguistes ont prétendu identifier à la fois le lieu d'origine (par la désignation des reliefs et des phénomènes météorologiq ues, le bestiaire et la botanique) et le degré de développement (par les noms d'outils et d'ustensiles, de matières et de matériaux, de fonctions et d'institutions) du groupe unique qui aurait, au point de départ de grandes migrations, conduit son expansion sur un espace compris, à période historique, entre le cercle polaire et le Dekkan. La confusion rapidement faite entre le témoignage de la langue et la supposition d'une race qui en aurait eu l'usage exclusif se prêtait à des interprétations qui donnaient à l'antisémitisme (Olender, 1994) une portée nouvelle par la caution d'un discours scien tifique. La tentation était forte, pour des anthropologues, de passer des mots à la conformation des corps pour construire la preuve d'une différence de nature entre les hommes. La conviction qu'une société localisable vers l'Asie mineure aurait engendré des vagues successives de conquérants établissait une théorie qu'on trouve partagée, en langue française, d'une part par les défenseurs des idéologies les plus rétrogrades (de Gobineau à Vacher de Lapouge), engagés dans une ethnodicée, le mythe des races supérieures, et d'autre part par des rationalistes comme Pictet (1799-1875) ou Honoré Chavée (1815-1877) qui, confondant témoignage matériel et objectivisme, ne jugeaient de sûr dans les langues que les choses matérielles qu'elles désignent3. Paradoxalement, une hypothèse polygénétique - l'affirmation d'une origine plurielle des points d'émergence de l'hominisation, la distribution des souches raciales par continent - qui conclut de la différence des groupes humains à leur hiérarchie (thèse congruente à l'achèvement des entreprises contemporaines de colonisation), est soutenue par des savants aux convictions uploads/Societe et culture/ bergounioux-origine-des-langues.pdf
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- Publié le Aoû 18, 2022
- Catégorie Society and Cultur...
- Langue French
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