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Journal des anthropologues Association française des anthropologues 126-127 | 2011 Formations et devenirs anthropologiques Vingt-cinq ans après Writing Culture Retour sur un « âge d’or » de la critique en anthropologie Émir Mahieddin Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/jda/5584 DOI : 10.4000/jda.5584 ISSN : 2114-2203 Éditeur Association française des anthropologues Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2011 Pagination : 369-383 ISBN : 979-10-90923-02-7 ISSN : 1156-0428 Référence électronique Émir Mahieddin, « Vingt-cinq ans après Writing Culture », Journal des anthropologues [En ligne], 126-127 | 2011, mis en ligne le 15 décembre 2013, consulté le 19 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/jda/5584 ; DOI : 10.4000/jda.5584 Journal des anthropologues 369 Journal des anthropologues n° 126-127, 2011 VINGT-CINQ ANS APRES WRITING CULTURE RETOUR SUR UN « ÂGE D’OR » DE LA CRITIQUE EN ANTHROPOLOGIE Emir MAHIEDDIN* Le texte qui suit est la traduction de l’introduction de Writing Culture, l’ouvrage qui a cristallisé les incertitudes de l’anthropologie dans les années 1980 (James, Hockey & Dawson, 1997 : 2) et marqué l’avènement de ce qui serait connu sous le nom de « critique postmoderne ». Pour certains, 1986 – sa date d’édition – est synonyme de la fin d’un premier « âge d’or » de l’anthropologie, telle qu’elle était conçue depuis Malinowski et dont Clifford Geertz et Marshall Sahlins se faisaient volontiers les derniers légataires (Marcus, 2002). Pourtant, elle marque aussi, pour la génération d’étudiants dont je fais partie, l’essor de ce que l’on peut percevoir comme un nouvel « âge d’or », celui de la critique de l’anthropologie et de son renouvellement. Selon Marcus et Fisher (1999), la critique « Writing Culture » a été célébrée comme un moment nouveau d’expérimentation dans l’écriture ethnographique. Il m’est évidemment difficile en tant que jeune doctorant d’évaluer l’impact qu’a pu avoir cet ouvrage critique sur les * IDEMEC -UMR 6591, université de Provence, MMSH 5 rue du Château de l’Horloge, BP 647 – 13094 Aix-en-Provence Courriel : emirmahieddin@yahoo.fr Je tiens à remercier Ghislaine Gallenga, maîtresse de conférences à l’université de Provence, pour ses conseils avisés dans l’élaboration de ce travail. Emir Mahieddin 370 anthropologues que sont mes aînés (je n’étais même pas né lors du séminaire de Santa Fé duquel ce livre est issu). En ce qui concerne ma génération, ce texte est d’abord un classique de la discipline, marqué d’un point sur une frise chronologique dessinée à la craie blanche sur un tableau noir. Une crise dépassée, voilà ce qu’est Writing Culture aux yeux d’un étudiant en anthropologie de nos jours. Je n’y vois certainement pas la monstrueuse prophétie millénariste qu’ont pu percevoir certains de ceux qui l’ont eu entre les mains à la fin des années 19801. Ce n’est que par les témoignages de mes enseignants que j’ai une idée du choc qu’il a pu produire sur les esprits d’alors et de l’héritage qu’il constitue aujourd’hui. Quels étaient donc ces propos si déstabilisateurs et quel legs ce livre a-t-il laissé à la discipline ? Qu’en est-il réellement de ce texte si décrié ? Sonnant le glas des grands paradigmes, signait-il pour autant l’acte de décès de l’anthropologie ? Comment peut-on lire Writing Culture vingt-cinq ans après sa première parution ? 1 En ce qui concerne la réception critique, voire « pessimiste » de Writing Culture, je renvoie à l’introduction de l’ouvrage After Writing Culture : Epistemology and Praxis in Contemporary Anthropology (James, Hockey & Dawson, 1997). Les auteurs de Writing Culture furent notamment accusés de perpétuer une « idéologie occidentale individualiste et bourgeoise » (Sangren, 1988 : 423), dont les porteurs (James Clifford, George Marcus et Michael Fisher) furent dépeints comme des « intrigants carriéristes » qui, sous couvert d’un ton millénariste implicite, conféraient à l’ethnographie postmoderne l’autorité même qu’ils prétendaient vouloir déstabiliser (ibid., cité par James, Hockey & Dawson, 1997 : 1). Comme l’expliquent bien les auteurs, c’est parfois la sévérité des débats houleux qu’il suscita qui lui donnera sa dimension quasi millénariste plus que le propos du recueil lui-même. Pour ne citer qu’un exemple de la teneur des échanges auxquels l’ouvrage a donné lieu, à la critique de Sangren, Woolgar (ibid. : 340) rétorquera que « nous savons que le relativisme fait ressortir le côté religieux des personnes. La réflexivité, semble-t-il, en fait ressortir le venin ». Par ailleurs, si l’on a parlé ici de « millénarisme » à propos de Writing Culture, la métaphore religieuse n’a pas manqué d’être filée quand il s’agissait de se référer à cet ouvrage, à tel point qu’un commentateur critique du débat, Jonathan Spencer (1989), pour exprimer sa distance vis-à-vis des multiples controverses, s’est qualifié ironiquement de spectateur « agnostique » (ibid. : 145). Vingt-cinq ans après Writing Culture 371 L’ouvrage compile, dans un recueil d’articles, des réflexions amorcées lors d’un séminaire qui s’est tenu en 1984 à Santa Fé : « The Making of Ethnographic Texts ». Plus qu’une analyse des œuvres anthropologiques à l’aune de la critique littéraire comme a pu s’y prêter Clifford Geertz (1996), les penseurs qui s’y étaient réunis ont proposé un questionnement sur la discipline quant à la politique de ses textes. Ainsi sont mis en lumière les procédés rhétoriques qui fondent l’autorité scientifique, l’aspect fragmentaire – inhérent aux limites imposées par la perception sensorielle – de descriptions qui ont pourtant prétention à être totalisantes, et la partialité occultée de données produites dans des contextes sociopolitiques auxquels l’anthropologue participe. En découle une réflexion sur les facteurs extérieurs au texte, qui n’en sont pourtant pas moins des constituants majeurs : la situation coloniale, l’inégalité de fait entre les auteurs et ceux dont ils parlent sans leur donner la parole, les problèmes à dimensions multiples suscités par la « traduction culturelle »2 dans un monde travaillé par des inégalités politiques et économiques, les biais institutionnels de la recherche, les changements, mis de côté par les anthropologues de l’époque, relatifs à la constitution des « systèmes-monde »3 dans lesquels les groupes socioculturels ne sauraient apparaître comme des isolats, etc. L’anthropologie, bien mal à l’aise devant ces questions, les a trop longtemps éludées. Le fait de les faire émerger a eu l’effet d’une bombe en relativisant la portée réaliste du discours anthropologique, mais remettait-t-il en question la possibilité d’existence d’une science de l’Homme faite par des hommes ? Nous savons aujourd’hui que la réponse est négative mais cela ne semblait apparemment pas évident pour tout le monde à l’époque. Pourtant, ce livre, en dressant un bilan, s’est aussi révélé 2 Voir la contribution de Talal Asad (1986) à Writing Culture. 3 L’expression est empruntée par George Marcus à Immanuel Wallerstein (2002), qui désigne par ce concept des zones spatiotemporelles traversant plusieurs entités politiques et culturelles. Elles constituent des zones intégrées d’activités et d’institutions régies par des règles systémiques. Emir Mahieddin 372 œuvre programmatique qui a su faire preuve de puissance critique tout autant que se constituer en force de proposition. Il ne s’agit pas ici de nier les dérives qui, dans l’ouvrage, tendent à la « fétichisation » du signe ou du récit qui se substituent comme fiction à la réalité, éludant par là même de porter un propos sur la mise en place concrète d’un dispositif d’enquête (Berger, 2005 : 108). Ainsi, et cela a déjà été commenté plus d’une fois, la posture « extrémiste » de Tyler (1986) ne saurait être acceptable. Ce dernier définit l’ethnographie postmoderne comme « un texte construit en coopération », composé de fragments de discours ayant pour but l’évocation, dans l’esprit du lecteur comme dans celui de l’auteur, du fantasme émergent d’un monde possible dans une réalité de sens commun, et ainsi de provoquer une intégration esthétique qui aurait un effet thérapeutique. C’est, en un mot, « de la poésie », non pas dans sa forme textuelle mais dans sa fonction qui, par effet cathartique, permettrait « à son auditeur (hearer) d’agir de manière éthique (to act ethically) ». L’ethnographie deviendrait une tentative de recréation « textuelle de cette spirale de la performance rituelle et poétique » (Tyler, ibid. : 125-126). Au-delà de cette proposition qui laisse perplexe quant à l’avenir qu’envisageait ce premier anthropologue postmoderne pour la discipline, il est des critiques qui ouvrent des perspectives pour ainsi dire plus « optimistes », lesquelles n’ont pas failli à leur mission de faire des propositions concrètes pour le renouvellement de l’écriture ethnographique. Writing Culture porte ainsi les contributions d’auteurs incontournables dans la fabrique de l’anthropologie contemporaine, au premier rang desquels figure George Marcus. L’ordonnancement de certaines contributions de l’ouvrage nous donne des indications sur le regard que nous pouvons porter sur son propos. Tyler, « le radical », seul auteur à se réclamer du « postmodernisme » à l’époque du séminaire, est comme marginalisé en position centrale4. Son texte est en effet placé au 4 Dans la préface à Writing Culture, James Clifford et George Marcus précisent que l’article de Tyler est placé au centre parce qu’ils ne Vingt-cinq ans après Writing Culture 373 milieu du recueil, en parangon du canon postmoderne et de la critique qui s’applique à elle-même. Cependant, cette place lui attribue autant uploads/Societe et culture/ 25-ans-apres-writing-culture.pdf

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