1 La culture générale, une passion française Par Anne Dujin Le Monde, 21 mai 20

1 La culture générale, une passion française Par Anne Dujin Le Monde, 21 mai 2019 Savant équilibre entre humanités classiques, savoir scientifique, faits d’actualité et culture populaire, ce bagage censé être commun à tous est devenu un outil de sélection des élites. Des jeux télé aux concours des grandes écoles, il a une place prépondérante, qui surprend à l’étranger. « Un cabinet de curiosités qui ouvre sur le monde et nous invite à le visiter en bonne compagnie. » C’est ainsi que Florence Braunstein et Jean-François Pépin, auteurs de Culturissime. Le grand récit de la culture générale (Gallimard, 2017) définissent en introduction leur ouvrage. Habitués du genre – ils sont également les auteurs de La Culture générale pour les nuls (First, 2006) et Un kilo de culture générale (PUF, 2014), deux succès de librairies –, parviennent-ils à définir cet objet à la fois connu de tous, indéfinissable et typiquement français qu’est la culture générale ? Leurs ouvrages donnent quelques réponses en creux : un savant équilibre entre humanités classiques, savoir scientifique, faits d’actualité et culture populaire, le tout servi sur un ton divertissant. Pourtant, dès les premières pages de Un kilo de culture générale, les auteurs se lancent dans ce qui ressemble à une justification, et ce sur un double front : celui de ceux qui soupçonnent la culture générale de niveler toute connaissance au niveau du Trivial Pursuit. Et ceux qui, au contraire, voient dans la culture générale le déguisement démocratique de la culture bourgeoise, qui, en s’imposant toujours comme l’horizon de « ce qu’il n’est pas permis d’ignorer », reste un redoutable outil de sélection sociale. Pourtant, l’idée même de culture générale paraît relever en France de l’évidence. Tous les sites de presse et d’information en ligne ou presque proposent régulièrement à leurs lecteurs de tester leur niveau ; le succès de l’émission « Questions pour un champion » ne se dément pas depuis 1988, et même les candidates au concours de Miss France passent un test de « culture générale »… Il suffit de voir la stupéfaction que ce seul fait suscite chez une personne étrangère pour mesurer que la culture générale est à la fois une passion et un débat très français. Comme le souligne Sudhir Hazareesingh, historien des idées, professeur à l’université d’Oxford et auteur de Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion française (Flammarion, 2015) : « Dans l’expression “culture générale”, c’est d’abord la référence à la généralité qui m’interpelle. En France, depuis le XVIIIe siècle, dans la lignée de l’encyclopédisme, la vie intellectuelle a été surdéterminée par le principe d’érudition, d’accumulation de connaissances dites générales. Cela s’est traduit dans le champ des idées par un culte de l’abstraction, et par l’existence d’institutions, notamment scolaires ou universitaires qui produisent de la généralité. » De fait, si l’ambition d’une organisation encyclopédique et transversale des connaissances se formule au XVIIIe siècle, l’expression « culture générale » apparaît en tant que telle dans le débat public à la fin du XIXe siècle dans le contexte des réformes du système éducatif. Dès lors, précise Sudhir Hazareesingh, la culture générale « n’est plus conçue comme la culture des seules élites. Au contraire, par le truchement de la Révolution, elle devient un idéal de citoyenneté ». « Développer l’homme tout entier » 2 La culture générale s’inscrit alors dans un projet de modernisation et d’élargissement du champ des connaissances à transmettre, au-delà des humanités classiques qui dominaient encore largement les cursus scolaires. Le 2 avril 1880, devant 250 directeurs et directrices d’écoles normales et inspecteurs primaires, Jules Ferry déclarait : « Messieurs, ce que nous vous demandons à tous, c’est de nous faire des hommes avant de nous faire des grammairiens ! Développez donc de préférence chez vos élèves la culture générale. Vous avez compris qu’aux anciens procédés, qui consument tant de temps en vain, à la vieille méthode grammaticale, à la dictée – à l’abus de la dictée –, il faut substituer un enseignement plus libre, plus vivant, plus substantiel. » Comme l’explique Delphine Campagnolle, directrice du Musée national de l’éducation (Munaé), à Rouen : « Dès la fin du XIXe siècle, s’affirme l’ambition de “développer l’homme tout entier”, selon les mots du pédagogue Ferdinand Buisson. D’ailleurs, si on regarde le contenu de ces enseignements, ils dessinent en effet un ensemble très complet, incluant par exemple des notions usuelles de droit, des sciences naturelles, du dessin… On a souvent réduit l’enjeu de cet enseignement primaire à l’acquisition des “fondamentaux”, mais c’est bien plus que cela. » Cette ambition se traduit très rapidement dans les outils pédagogiques, comme en témoignent les riches collections du musée et notamment : « les livres de lecture courante avec le modèle du genre, Le Tour de France par deux enfants, mais aussi les “leçons de choses”, ou les séances de projections de vues sur verre [ancêtres des diapositives] sur différents sujets. Mais plus largement les bons points, les collections d’images de récompense, mais aussi les couvertures de cahiers illustrées… », précise Delphine Campagnolle. Tous ces outils partagent une même ambition d’élargissement de l’horizon de l’élève, en favorisant un rapport transversal, interdisciplinaire et généralement divertissant, sinon ludique, au savoir. « L’érudition est reconnue dans toutes les cultures. Mais la France se distingue par une très forte association entre savoir et pouvoir » Sudhir Hazareesingh, historien des idées Mais à cette acception émancipatrice de la culture générale se superposa rapidement une seconde. Avec l’apparition d’épreuves visant à évaluer le niveau de culture générale des futurs cadres militaires et agents de l’Etat lors des concours de recrutement, la culture générale et ses usages changèrent de signification. D’un savoir à transmettre au plus grand nombre, elle devint constitutive d’épreuves de sélection des élites. A ce titre elle fut, à partir des années 1970, l’objet de vives critiques, dont la plus connue reste celle de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement (Minuit, 1970), qui voyaient dans « l’idéologie de la “culture générale” » un vecteur de domination d’autant plus puissant qu’elle reste indéfinissable. Cet usage de la culture générale ne se comprend en réalité qu’à la lumière d’une histoire politique très française. Comme l’explique Sudhir Hazareesingh, « l’érudition est reconnue dans toutes les cultures. Mais la France se distingue par une très forte association entre savoir et pouvoir. La culture générale s’est largement construite contre la connaissance religieuse, fondée sur la croyance. Elle nous raconte une histoire typiquement française d’affirmation du pouvoir politique face à l’Eglise. » Née dans ce creuset, elle porte en son sein – jusqu’à aujourd’hui – deux logiques contradictoires : une logique universaliste d’émancipation par le savoir ; et une autre, élitaire, de consolidation du pouvoir par ce même savoir. Un nouveau champ de possibilités 3 L’apparition des moyens radiophoniques puis télévisuels a ouvert un nouveau champ de possibilités, dont se sont saisies les institutions promouvant la culture générale. Ainsi Delphine Campagnolle rappelle l’existence, à partir des années 1950, des « émissions de la radio puis de la télévision scolaires qui cherchaient à élargir le champ de connaissances des élèves, en ne passant plus seulement par une approche disciplinaire ». Ces programmes, qui faisaient travailler ensemble des professeurs, des pédagogues et des hommes de radio ou de cinéma, étaient en outre accessibles à tout un chacun. La culture générale fut ainsi au cœur d’une autre ambition très française, celle d’éducation populaire. Fait peu connu, le cinéaste Eric Rohmer participa activement à la télévision scolaire en réalisant de nombreux films pédagogiques dans les années 1960 sur les sujets les plus divers. La culture générale fut en outre investie par la radio puis la télévision de service public, dont la mission fut dès l’origine définie par le triptyque « informer, cultiver, divertir ». Les « jeux de culture générale », dont les Français sont particulièrement amateurs, constituent un moyen efficace de tenir ensemble les deux derniers objectifs, en restant dans l’esprit qui définit la culture générale : l’éclectisme, la transversalité des savoirs et le plaisir d’apprendre. La culture générale est donc à inscrire au panthéon de ces idéaux que chérissent les Français, qui se retrouvent investis de leurs rêves, et rendus coupables de leurs désillusions. Elle fut et reste un idéal puissant, mais porteur dès le départ d’aspirations contradictoires, entre vocation universaliste et usages élitaires. Elle épouse surtout parfaitement ce que Montesquieu dans L’Esprit des lois (1748) définissait comme un des traits essentiels de l’esprit de la nation française : « Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieuses. » TEXTE 2 Danièle Sallenave : « A l’origine, la culture générale est un projet critique, libérateur, émancipateur » Certes, reconnaît l’académicienne, la culture générale est devenue « le privilège de l’élite », mais elle rappelle que l’acquisition de ces fondamentaux est aussi un outil de justice sociale. Propos recueillis par Frédéric Joignot Publié le 21 mai 2019, dans Le Monde. Académicienne, romancière, essayiste, connue pour sa défense d’une « parole libre », Danièle Sallenave vient de signer un livre d’intervention Jojo, le gilet uploads/Societe et culture/ culture-generale 2 .pdf

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