Livres & études Société L’autonomie, aspiration ou condition ? À propos de : A.
Livres & études Société L’autonomie, aspiration ou condition ? À propos de : A. Ehrenberg, La Société du malaise, Odile Jacob. par Robert Castel , le 26 mars 2010 English Alain Ehrenberg développe dans La Société du malaise une sociologie des individualismes à partir de l’analyse comparée des significations sociales de l’autonomie aux États-Unis et en France. Si le décentrement est salutaire, le propos semble concevoir l’autonomie indépendamment de ses conditions sociales de possibilité. Recensé : Alain Ehrenberg, La Société du malaise, Odile Jacob, Paris, 2010. 439 p., 23, 90€. Cette recension fait l’objet d’une réponse d’Alain Ehrenberg : "Société du malaise ou malaise dans la société ?", La Vie des Idées, 30 mars 2010. Dans ses ouvrages précédents et en particulier dans le dernier d’entre eux, La Fatigue d’être soi (1998), Alain Ehrenberg avait parfaitement dégagé la signification d’une transformation fondamentale qui a affecté la structure psychique de l’individu contemporain. Celle-ci, pour reprendre la conceptualisation de Freud, avait été dominée par le conflit entre « éros et civilisation », entre un fond pulsionnel anarchique et les contraintes que les exigences de la vie sociale lui imposent. D’où la place centrale dans les tableaux cliniques du refoulement pour maîtriser ces pulsions et de la culpabilité lorsque l’on transgresse les interdits (« névroses de transfert »). Mais si l’étau des interdits se desserre, si l’individu est libéré ou se croit libéré des contraintes collectives, c’est désormais à l’exigence d’un développement sans entrave de ses possibilités qu’il est confronté. Il n’est plus clivé par une conflictualité qui suscite culpabilité et angoisse, il vit dans la crainte de ne pas être à la hauteur de cet impératif de liberté. L’obsession de la faute est remplacée par la peur de la panne et la figure du mal psychique n’est plus de l’ordre du péché, mais du risque de se retrouver En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies de suivi et de préférences Ok impuissant. D’où un tableau clinique dominé par les « névroses de caractère », dépression, sentiment de vide intérieur, indifférence, inhibitions… L’individu n’est plus tiré vers le dehors par une référence au devoir, il est renvoyé à lui-même et à la solitude de ses aspirations inabouties (narcissisme). On peut considérer ces analyses comme des contributions importantes à une anthropologie de l’individu contemporain. À partir d’elles, La Société du malaise tente une montée en généralité : constituer, ou du moins « esquisser une sociologie des individualismes » (p. 24) qui dégagerait la signification portée par les différentes sociologies de l’individu. Il existe aujourd’hui des sociologies de l’individu, et l’on peut même dire que dans la mesure où, pour reprendre la formule de Norbert Elias, nous sommes de plus en plus dans « une société des individus », toute la sociologie contemporaine est profondément concernée par la question de l’individu, au point d’en faire le plus souvent la valeur de référence de la société moderne. Mais chacune de ces conceptions de l’individualisme est construite dans un contexte social particulier. Elles dépendent ainsi de la spécificité de ces sociétés, du poids de leur histoire, de l’idiosyncrasie de leurs configurations culturelles. Pour transcender ces particularismes, il faut employer une démarche comparative. Quels sont les points communs et les différences sur lesquelles repose la problématisation de la notion d’individu dans des sociétés différentes ? La situation américaine et la situation française sont choisies pour supporter la démonstration. L’ouvrage d’Alain Ehrenberg est ainsi construit sur le contraste entre « l’esprit américain de la personnalité » (première partie) et « l’esprit français de l’institution » (deuxième partie). La confrontation de ces configurations doit permettre de dégager, au-delà des contextes particuliers dans lesquels ces individualismes se sont déployés, les traits constitutifs de ce que devrait être une « sociologie des individualismes » en général. L’ambition est grande. Si on la prend au sérieux, on comprendra qu’il faille être exigeant pour évaluer la manière dont elle est conduite. L’autonomie comme condition L’individualisme américain est construit sur la croyance en l’autonomie de l’individu lui-même (le self). Alain Ehrenberg en retrace la genèse. Il prend appui sur le fond puritain de la culture américaine qui fait de l’individu le support d’un rapport direct avec Dieu. Dans le monde profane, c’est un agent moral indépendant qui doit être libre de ses choix dans la poursuite de son accomplissement personnel (self-fulfillment) Selon cette version de l’individualisme, une société d’individus est une communauté de self indépendants qui se déterminent et agissent par eux-mêmes. En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies de suivi et de préférences Ok Ainsi l’individu est-il par lui-même, dit Ehrenberg, « une institution ». Il s’autogouverne (self- government), ce qui implique une grande suspicion, qui va souvent jusqu’au rejet de toute forme de contrôle ou d’intervention publique ou étatique. Cette conception de l’autonomie devient cependant de plus en plus difficile à préserver dans une société qui se complexifie et dans laquelle les rapports sociaux se dépersonnalisent. Elle était directement en phase avec le mode d’existence de fermiers indépendants vivant dans des petites communautés auto-gouvernées. Elle est ébranlée dans ce que George Graham appelle en 1912 « la Grande Société » : développement des villes, creusement des inégalités, compétitivité généralisée sous l’emprise d’un marché qui balaie l’héritage du puritanisme ascétique. Le self dans sa volonté d’autonomie risque de se retrouver désencastré et livré aux pressions centripètes d’une société en mouvement perpétuel. On peut comprendre dans ce contexte l’importance du rôle qu’a joué la psychologie dans la culture américaine. L’investissement dans la psychologie peut être considéré comme un apport, ou comme un support, permettant à l’individu de conserver ou retrouver son autonomie. Mais ce n’est pas de n’importe quelle psychologie qu’il s’agit. Alain Ehrenberg montre d’une manière convaincante la pertinence d’un cadre de référence psychanalytique pour appréhender les problèmes qui se posent à l’intersection du psychologique et du social en établissant un lien entre le malaise dans la personnalité et le malaise dans la civilisation. Mais ce n’est pas non plus de n’importe quelle psychanalyse qu’il s’agit. Aux États-Unis, la psychanalyse s’est imposée sous la forme d’une psychologie du Moi, sorte de synthèse de psychanalyse et de culturalisme élaborée par des psychanalystes post-freudiens (Eric Fromm, Karen Horney, Henry Stack Sullivan, etc.). Plus que la dynamique des pulsions, ce sont les difficultés à maîtriser l’environnement social qu’il faut traiter. L’objectif poursuivi est, corrélativement, de renforcer le moi de l’individu et d’assurer son adaptation sociale. Il s’agit de développer les potentialités de l’individu en l’aidant à devenir ou à redevenir lui-même. Mais être soi-même c’est avoir la capacité d’exercer son autonomie dans le monde social. Comme le dit Philip Rieff en 1966 dans Le Triomphe de la thérapie, « le self, amélioré, est le souci ultime de la culture moderne », disons du moins de la culture américaine. Dans les années 1970, ce self traverse une crise profonde qui se traduit par la montée des « pathologies narcissiques », dépressions, états limites, borderline, ralentissement des mouvements du corps et de la pensée, qui n’expriment plus des conflits intra-psychiques mais l’impuissance du moi à agir, à entreprendre, à réussir. Ce sont, dit Ehrenberg « des variations sur les difficultés à se En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies de suivi et de préférences Ok diriger soi-même (self-direction, self-government) et sur l’ébranlement de la confiance en soi » (p. 124). Ces pathologies sont des pathologies de l’autonomie de l’individu, elles expriment son incapacité à réaliser ses fins, mais ce sont en même temps des pathologies sociales parce que l’autonomie tient en la capacité de l’individu à se réaliser dans la société (achievement). Alain Ehrenberg élabore sur ces bases une conception extrêmement intéressante de l’autonomie qu’il appelle l’autonomie comme condition. C’est la capacité pour l’individu de disposer par lui-même des conditions de son indépendance lui permettant de se gouverner soi-même et d’agir par lui-même : saisir les opportunités de la vie sociale, entrer en compétition comme en collaboration avec les autres en mobilisant son propre potentiel et en s’affirmant à travers la réussite de ses entreprises. C’est en ce sens qu’Ehrenberg peut dire qu’aux États-Unis le self est l’institution par excellence. Il est le foyer qui fonde la possibilité d’être et d’agir comme un individu à part entière. La figure du self- made-man en est sans doute la meilleure illustration. On pourrait dire que le self-made-man est à la fois une réalité et un mythe. C’est une réalité, parce que la réalité sociale américaine permet effectivement la promotion et la célébration de ce profil d’individus « qui se sont faits eux-mêmes » (alors qu’en France on parlerait plutôt d’eux comme des « parvenus »). Mais c’est en même temps un mythe, parce que les États-Unis ne manquent pas de perdants et de paumés dont l’existence dément la souveraineté du self. Cependant, le point significatif est qu’en dépit de ces démentis la conception de l’autonomie fondée sur cette souveraineté du self demeure la représentation dominante. À preuve par exemple aujourd’hui encore l’immense répugnance d’une majorité d’Américains uploads/Societe et culture/ la-societe-du-malaise-commentaires-de-castel.pdf
Documents similaires










-
41
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 28, 2022
- Catégorie Society and Cultur...
- Langue French
- Taille du fichier 0.5424MB