Revue européenne des sciences sociales European Journal of Social Sciences 49-1

Revue européenne des sciences sociales European Journal of Social Sciences 49-1 | 2011 Varia L’ethnographie en France Une science négligée, un musée à former Marcel Mauss Jean-François Bert (éd.) Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ress/912 DOI : 10.4000/ress.912 ISSN : 1663-4446 Éditeur Librairie Droz Édition imprimée Date de publication : 15 octobre 2011 Pagination : 209-234 ISBN : 978-2-600-01551-6 ISSN : 0048-8046 Référence électronique Marcel Mauss, « L’ethnographie en France », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], 49-1 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 10 décembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/ress/912 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ress.912 © Librairie Droz revue européenne des sciences sociales n o 49 / 1 – p. 209-234 Abstract. In 1907 Marcel Mauss considered applying for a post as director of the Trocadéro Ethnographic Museum. For this purpose, he drafted a plan for the reor- ganisation of this Paris museum which was never acted on. This text is of interest because in it Mauss discloses his viewpoint of ethnographic research in France at the end of the 1800s and of the issues raised through the teaching and the resurgence of ethnography as a primary science. Keywords: anthropology, ethnography, Hubert, Mauss, museum, Trocadéro, Van Gennep Résumé. C’est en 1907 que Marcel Mauss pense se porter candidat à la direction du musée d’ethnographie du Trocadéro. À cette occasion il rédige un projet de réorga- nisation du musée parisien qui restera inalement inédit. L’intérêt de ce texte réside dans le fait que Mauss y expose sont point de vue sur la recherche ethnographique française au tournant du siècle et les problèmes théoriques que soulèvent l’ensei- gnement et le renouveau de l’ethnographie, discipline non auxiliaire. Mots-clés : anthropologie, ethnographie, Hubert, Mauss, musée, Trocadéro,Van Gennep L’ETHNOGRAPHIE EN FRANCE une science négligée, un musée à former marcel mauss Texte inédit, établi et présenté par Jean-François Bert – EHESS (IIAC) / CNRS jeanfrbert@hotmail.com 210 Marcel Mauss : L’Ethnographie en France Ce projet de réorganisation du Musée du Trocadéro a été rédigé par Marcel Mauss (1872-1950) suite à la retentissante démission en 1907 d’Ernest-Théodore Hamy (1880-1908), directeur du musée d’ethnographie parisien réduit à la plus grande misère par une subvention dont le montant n’a pas été réévalué depuis les années 1880a. Mauss essaie de montrer, à l’aide de la comparaison internationale, la manière dont les diverses institutions françaises qui ont en charge de soutenir l’ethnographie ont largement délaissé cette discipline. Le jeune enseignant de la Ve section de l’École pratique des hautes études, titu- laire depuis 1901 de la chaire d’Histoire des religions des peuples non civilisés, passe en revue les publications scientiiques relevant de l’ethnographie – signalant au passage le nombre presque nul des ouvrages français par rapport aux contributions anglaises, américaines ou allemandes –, mais aussi les institutions universitaires et muséales en montrant une réelle connaissance du fonctionnement du musée d’ethnographie de Berlin et de l’oeuvre de son fondateur Adolf Bastian (1826-1905). D’autres éléments sont aussi présentés dans ce texte pour expliquer la relégation de l’ethnographie à une discipline auxiliaire : la perte de plusieurs colonies, le fait que les prin- cipaux travaux scientiiques efectués sur le terrain sont l’œuvre de missionnaires, ou encore le déclin de l’esprit d’aventure. Dans la dernière partie du texte, Mauss revient sur l’histoire de la fondation du musée du Trocadéro et sur sa place dans l’enseignement de l’ethnographie. Chifre à l’appui, il insiste sur les problèmes administratifs qui ont empêché le musée parisien, sous la dépendance scientiique de la chaire d’Anthropologie du Muséum d’histoire naturelle, dont Hamy est le titulaire depuis 1892, d’ancrer la connaissance ethnographique dans un rapport à la culture matérielle. Il en proite aussi pour interroger la démarche de son directeur qui, durant son mandat, chercha à conjuguer l’anthropologie physique et l’ethnographie, l’étude des races et celle des cultures. La principale charge d’Hamy était d’inventorier les objets ethnographiques qu’il décida, inalement, de répartir selon les aires géographiques. Certes, conclut Mauss, le musée du Trocadéro possède de nombreuses collections, mais, en 1906, c’est un musée mort, sans lumière, sans gardiens, sans catalogue, sans bibliothèque ; pis encore, c’est un musée qui n’intéresse plus le public scientiique. a Le texte que nous publions ici se trouve dans le Fonds Marcel Mauss de l’IMEC (Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine, Abbaye d’Ardenne, St-Germain-la-Blanche-Herbe), MAS 24. 10. L’existence de ce manuscrit de 23 feuillets dactylographiés, originairement destiné par son auteur à la Revue de Paris d’Ernest Lavisse (1842-1922), est signalée par Emmanuelle Sibeud (2004, 107). 211 Revue européenne des sciences sociales Mauss n’est pas le seul à porter un tel diagnostic sur le devenir de l’ethnographie en France. Arnold Van Gennep (1873-1957), alors en rupture avec les diférentes orthodoxies de l’époque, dont l’école sociologique d’Émile Durkheim, fait une lecture similaire pour ce qui concerne les études de folklore (Van Gennep, 1907). Dès 1905, dans sa chronique régulière au Mercure de France, il critique le conservatisme des « ethnographes oiciels […] hostiles à l’application des méthodes nouvelles » (Van Gennep, 1905). Il souligne l’absence de soutien économique réel des institutions gouvernementales qui ont pourtant la fonction d’aider au développement des musées d’ethnographieb. Dans sa correspondance avec Mauss, qu’il côtoya pendant les cours de Léon Marillier (1862-1901) à l’École pratique des hautes études, Van Gennep donne son avis sur la succession d’Hamy ainsi que sur la qualité des prétendants désirant le remplacer à la tête de l’institution parisienne. Le 5 février 1907, il écrit à Mauss : Meillet vous a dit que j’ai vu Briand ; bien. Il vous a dit que je connaissais vos démarches pour le Trocadéro ; encore bien [...]. Il y a vous, Verneau, Chervin et Deniker qui travaillez pour le poste de directeur [...]. Dès notre première rencontre je vous ai dit : je ne m’occupe pas du Trocadéro ; je vous laisse faire. Je n’allais pas risquer de démolir vos démarches par des paroles inutiles. Je vous ai dit encore que pour moi Deniker était tout indiqué. S’il n’en veut pas, ce sera ou quelqu’un de nous autres, mais Verneau ou Chervin, je le crie et le dis, et l’écris, ce serait de nouveau le marasme [...]. Avec Deniker, vous, Hubert ou moi à la tête du Trocadéro la situation est bonne : nous inirons par créer le mouvement général qui suscitera les initiatives privées et oiciellesc. Cette position est réitérée le 18 mai 1907d. En efet, trois anthropologues sont susceptibles, en plus de Mauss, de succéder à Hamy. Joseph Deniker (1852-1918), qui occupe au Muséum d’histoire naturelle le poste de bibliothé- caire. Président de la Société d’anthropologie de Paris en 1904, il publia notamment Les races et les peuples de la terre (Deniker, 1900), un manuel largement critiqué par Mauss dans L’Année sociologique (Mauss, 1900e). Le second à briguer la direction est Arthur Chervin (1850-1921). Démographe, membre de la Société préhistorique française, ancien président (1901) de la Société d’anthropologie de Paris, Chervin est sur le point de publier avec Alphonse Bertillon (1853-1914), une Anthropologie métrique (Bertillon et Chervin, 1909). Le troisième acteur b En 1907, il appelle à ce que l’État montre une marque d’intérêt plus forte « pour doter enin Paris d’un musée qui nous fasse, en ce domaine, passer du dernier rang au premier ». c Lettre de Van Gennep à Mauss, Fonds Mauss, IMEC (MAS 13. 20). d Ibid. e Dans son compte rendu, Mauss s’étonne surtout que Deniker ne déinisse pas la notion d’« eth- nie » qu’il substitue pourtant à celle de race. 212 Marcel Mauss : L’Ethnographie en France de la succession est René Verneau (1852-1938), professeur titulaire au Muséum d’histoire naturelle depuis 1879. C’est lui qui va l’emporter avant de devenir professeur à la chaire d’Anthropologie du Muséum en 1909. Henri Hubert (1872-1927), historien des religions que Mauss considère comme son « jumeau de travail » (Bert, 2010), donne dans sa correspondance des éléments supplémentaires permettant de comprendre la raison qui poussa inalement Mauss à ne pas se présenter contre Verneau et les autres prétendants : Mon bon vieux, Verneau vient de revenir me voir. Je lui ai répété que tu n’étais pas encore candidat. Mais au cas où tu songerais avec complaisance à la rente du musée d’ethnographie et non pas au travail, refuserais-tu de t’entendre avec lui? [...] Le pauvre Verneau m’a fait l’étalage de sa misère. Il n’a à l’école d’anthropologie que 1500 francs et pour trois ans seulementf. Ce projet de réorganisation fait par ailleurs parti d’un processus plus large de refondation de l’ethnographie française. Au contraire d’Hamy qui, durant son mandat, assujettit l’ethnographie aux sciences naturelles, réduisant le champ d’investigation des ethnographes à la seule analyse des mani- festations matérielles de l’activité humaine, Mauss cherche à inscrire dans la déinition même de la discipline la question de la diversité et de la complexité des comportements humains. Cet important changement l’oblige dans un premier temps à reprendre les inexactitudes terminologiques et métho- dologiques de la discipline qu’il considère comme responsable d’avoir empêché son institutionnalisa- tion et surtout sa libération de la tutelle de la géographie, de l’anthropologie physique, uploads/Societe et culture/ ress-912.pdf

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