Pôle de Recherche Assistante : Françoise Amirou – francoise.amirou@collegedesbe

Pôle de Recherche Assistante : Françoise Amirou – francoise.amirou@collegedesbernardins.fr – 01.53.10.74.30 1 Département d’éthique biomédicale En partenariat avec l’Université Paris‐Est Marne La Vallée, Espaces éthiques politiques Séminaire 2012‐2013 « Religion, éthique et médecine bio‐tech » Séance du 10 avril 2013 Intervenant : David Le Breton Synthèse : Anne‐Lécu 5. David Le Breton. « L’adieu au corps » Les mutations contemporaines du lien social entraînent des changements considérables dans le rapport entretenu par les individus avec leur corps. Il se pourrait que le dualisme contemporain passe d’ailleurs désormais par là, dans cette relation complexe de l’individu avec son corps. La description qui va suivre peut dérouter, mais elle se veut sans parti pris. L’anthropologie des anthropologues n’est pas celle des philosophes. L’anthropologue cherche à interroger les manières de faire et de vivre, les mutations du lien social, sans jugement, sans chercher à « pathologiser » ce qui peut paraître étrange. Pour lui la nature n’existe pas. Il n’y a que des représentations et des interprétations. I. Individualisation du sens Tous les grands récits qui orientaient nos existences individuelles ou collectives s’éparpillent aujourd’hui dans des petits récits que chacun de nous tient sur sa propre existence. A défaut de mythes collectifs, on raconte sa petite histoire. L’ambition consiste à devenir soi‐même. L’individu n’est plus un héritier, il n’est plus assujetti à ses origines ou à une filiation. Il s’institue par lui‐même, certes sous l’influence des autres, avec une marge de manœuvre qu’il lui appartient de construire. Chacun devient le maître du sens avec lequel il va vivre. L’ultime ancre, c’est le corps. Les uns et les autres, nous sommes voués à notre corps, jouissance et vieillissement : c’est la seule certitude du monde d’aujourd’hui, d’où un surinvestissement du corps. On ne peut plus se rattacher qu’à son corps. Le corps n’est plus une sorte de destin ou de fatalité, une sorte d’enracinement inexorable dans notre identité. Le corps est devenu une matière première de la fabrique de soi, au service de l’identité et non plus un corps qui déterminait une identité. L’individualisation du sens, le fait de choisir les significations avec lesquelles on vit, liée à la croissance de l’individualisme démocratique, aboutit à une volonté de singulariser son corps, et parfois de façon radicale, en allant au plus proche de son désir. Une formidable marchandisation du corps accompagne ce processus. Ce qui fait sens pour l’un ne fait pas sens pour l’autre. Le sens n’est plus dans les habitus. Dans cette société d’individus, nous avons à inventer nos vies. Les sociétés contemporaines nous donnent le moyen d’agir sur notre corps. Toutes les anciennes représentations autour de ces pratiques (chirurgie esthétique, tatouage, piercing) ont changé : on est passé de la stigmatisation à la banalisation. Le tatouage était avant associé à la prison ou au fait d’être un voyou. Aujourd’hui toutes les filles ont un dauphin et les garçons un dragon. L’obsession autour du poids n’était pas du tout un problème, il y a cinquante ans. L’histoire courte de nos sociétés est sur ce point vertigineuse. Aujourd’hui, les boutiques de vêtements ont remplacé les librairies : tyrannie de l’apparence. II. Transformations du rapport au corps. Exemples Des hommes, des femmes, essaient d’aller plus loin que les autres. Ils s’inventent un corps sans pareil. 1) La cinéaste Marina De Van, Dans ma peau, film de 2001, faisait de sa blessure un moyen de tenir le coup dans un monde qui lui échappait de plus en plus. Dans une interview de Télérama, elle disait : « Quand je me regarde dans une glace, il faut que je ressemble à ce que j’ai moi‐même créé, je ne supporte pas l’idée que mon unité physique soit une donnée que je n’ai pas façonnée moi‐même ». 2) Orlan, a redessiné son visage à partir des œuvres d’art (le nez de Boticelli…). Et elle s’est faite implanter deux bosses sur le front : « Il s’agissait pour moi d’utiliser la chirurgie pour la détourner de ses habitudes d’amélioration et de rajeunissement. Le changement le plus visible, ce sont ces implants, qui servent habituellement à rehausser les pommettes et que j’ai fait poser de chaque côté du front, ce qui me fait deux bosses. J’avais travaillé avec la chirurgienne en posant la question : que peut‐on faire qui n’ait jamais été fait, jamais été demandé et qui est plutôt réputé comme étant laid et monstrueux ? Mon idée était que la beauté put prendre des apparences qui ne sont pas réputées belles. » Ce faisant, elle a ouvert une interrogation sur la multitude des corps que Pôle de Recherche Assistante : Françoise Amirou – francoise.amirou@collegedesbernardins.fr – 01.53.10.74.30 2 nous pouvons avoir. 3) Lukas Zpira a reconstruit son corps, il a des bottes qui le rehaussent, des clous qui le trouent, des implants et des chaines. Il est formidablement heureux de vivre. Il fait de son corps une œuvre d’art. « Mon unité biologique n’est qu’une pièce du puzzle. A la naissance, le corps n’est pas parfait, nous devons apprendre d’autres choses que lire et écrire. Pourquoi ne pas apprendre comment à se construire physiquement et moralement ? Nous n’avons pas à être prisonnier de notre animalité. Mon processus corporel est aussi une forme d’amélioration ». Aucun d’eux trois n’ose parler de corps. Pour Lukas Zpira, c’est son « unité biologique », « pièce du puzzle », « processus corporel ». Marina De Van c’est son « unité physique ». Ils ne sont pas malades, ils sont artistes. Le corps devient un dé‐corps, un dé‐cor, comme au théâtre, avec des apparences que l’on décline au fil des mois. Nombre de nos contemporains deviennent les designers de leurs corps. On ne « design » plus seulement les voitures et les frigidaires, mais aussi on peut faire de son corps un objet qui puisse attirer l’œil. On customise le corps pour exister dans le regard des autres. Cosmétique, chirurgie esthétique, tatouage, piercing, obsession du régime… Du côté des hommes, culturisme. On a l’impression que le corps est devenu un brouillon, il n’est pas question de se contenter du corps que l’on a. De tout côté, les spots publicitaires nous disent : il faut se prendre en main, travailler son corps, mériter son corps. Il faut mériter l’apparence qu’on a. III. La déconstruction du genre. L’autre point de ces étonnantes transformations est la déconstruction du genre. Le corps n’est plus un destin, une voie définitive de notre présence au monde. Nous pouvons remanier notre sexe et décider de son genre, de façon plus ou moins radicale, selon l’idée sociologique que ce qui fait de nous des hommes ou des femmes, ce sont des performances (cf. Judith Butler). Le succès d’Almodovar, vient de ce qu’il répond à une fascination de notre société pour le changement de sexe, le changement de genre, et à l’interrogation de beaucoup d’entre nous : qu’est‐ce qu’il y a derrière tout cela, est‐ce qu’ils vivent des choses extraordinaires que les autres ne vivent pas ? Aujourd’hui, la bipolarité de nos sociétés entre le masculin et le féminin est en train de vaciller. Le « mariage pour tous » en est l’un des indices. Il est sûr que dans les années à venir le monde entier rejoindra ce qui est déjà présent en Argentine, au Brésil ou ailleurs. Ce n’est qu’une question de temps. Il est possible de vivre dans un corps qui n’est plus le corps d’un homme ou d’une femme, mais un corps trans, un corps de passage, que la personne peut remanier à sa guise au fil du temps. Le corps devient comme un accessoire de la présence et non plus comme le fondement même de notre présence au monde. Voilà le monde d’aujourd’hui où le corps morcelé n’a plus forcément à voir avec l’angoisse et la psychose, mais plutôt avec une volonté radicale de reconstruction de soi qui prend des formes extrêmement ironiques. IV. Paradoxe : la tyrannie de l’apparence Pourtant, jamais sans doute les stéréotypes autour du corps des femmes et des hommes n’ont été aussi virulents. Des femmes veulent être plus femmes que les femmes (chirurgie esthétique… fitness, anti âge). Des hommes veulent être plus hommes que les hommes (culturisme…). Les miss de beaucoup de parties du monde en Chine ou Amérique latine, sont refaites de la tête aux pieds par des chirurgiens esthétiques, sur le même modèle. Beaucoup de femmes colombiennes se prêtent à la chirurgie esthétique, parfois en travaillant très durement et en se prostituant, pour devenir les maitresses ou les épouses des narcotrafiquants, en d’autres termes, pour la promotion sociale, pour échapper à la misère. Cette intériorisation des normes conduit à une tyrannie de l’apparence. Uniformisation des corps, des vêtements, de la présence au monde, et chacun a l’impression pourtant d’être unique. C’est comme cela qu’on définit la mode : chacun a l’impression d’avoir un vêtement qu’il est seul à porter, comme le tatouage. « Je veux absolument me différencier », alors que tout le monde a le même. S’il y a ce nomadisme du corps, il y a aussi un nomadisme de uploads/Societe et culture/ synthese-de-l-x27-adieu-au-corps-de-david-le-breton.pdf

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