2 Jean Markale LE DRUIDISME Tradition et dieux des Celtes Éditions Payot, Paris

2 Jean Markale LE DRUIDISME Tradition et dieux des Celtes Éditions Payot, Paris, 1985 3 AVANT-PROPOS Depuis l’an 52 avant notre ère, les habitants de la France et de l’Europe occidentale ont oublié qui ils étaient. À vrai dire, ils ont même oublié où se situe le lieu de leur défaite devant le ra- tionalisme du conquérant Jules-César, proconsul d’occasion, mais profondément persuadé d’être un de ces rois du monde devant qui, un jour, s’inclinerait la postérité universelle. Alésia ? Connais pas. C’est pourtant là que tout a bifurqué. Par le biais et les aléas de la conquête, une mentalité méditerranéenne, bâtie sur la croyance en l’universalisme et la logique du tiers exclus, est venue lentement mais sûrement remplacer un état d’esprit barbare, nourri de sensibilité, raisonnant dialectiquement, et confiant dans l’action individuelle au sein de communautés humaines peut-être plus instables, plus fragiles, mais plus cha- leureuses. Les habitants de l’Europe occidentale ont oublié qu’ils étaient les fils des Celtes, et quand ils eurent conscience d’avoir été floués par les orateurs latins, experts en l’art de tromper grâce à des sophismes de forme impeccable, ils se ruè- rent vers le christianisme, croyant y découvrir des éléments qui nourriraient leur flamme intérieure à vrai dire jamais éteinte. 4 Hélas, ce ne fut pas mieux1. Non seulement on ne savait plus où se trouvait l’Alésia de Vercingétorix2, mais on ne connaissait même plus les chemins écartés de l’authentique tradition spiri- tualiste que les Celtes avaient nourrie et exaltée. Cet oubli, ce « décervelage », pour reprendre un terme cher à Alfred Jarry, il est ressenti par les gens de bonne volonté qui, au cours du XXe siècle, à travers les mutations d’une société qui franchit les ultimes stades de la décomposition, commencent à se demander si l’Occident n’a pas fait fausse route en privilé- giant le matériel au détriment du spirituel. Le problème posé est faux, dans la mesure où la matière et l’esprit ne sont que les deux visages d’une même réalité. Mais le fait est là : affolés parce qu’ils ont la certitude d’avoir perdu les racines profondes de leur esprit, les Occidentaux, parfois déçus par une forme de christianisme qui ne répond plus à leur attente, ont tendance à se réfugier dans les philosophies du non-être dont les religions orientales font grand usage. Aussi honorable qu’elle soit, cette démarche ne résoud rien : l’Orient a sa propre logique, son propre système de valeurs, et ce ne sont pas forcément les mêmes que les nôtres. Il semble bien, au contraire, que la men- talité orientale soit en opposition fondamentale avec l’état d’esprit occidental, cela étant dit sans aucun jugement de va- leur. Il risque donc d’y avoir incompréhension, syncrétisme arti- ficiel, et illusion, le tout conduisant à une position très inconfor- table qui ne répond aucunement à l’espoir qu’on avait de décou- vrir la « vraie voie ». Il faut d’abord se faire une raison : il n’y a pas de vraie voie, mais il y a des voies dont le but peut être iden- tique, mais les formulations différentes. Et puis surtout, il faut se méfier du goût de l’exotisme. On croit toujours trouver ail- leurs ce qu’on ne voit pas chez soi, paré des mille couleurs du dépaysement. Quand Lanza del Vasto écrivit son Pèlerinage aux 1 Voir Jacques Ellul, La subversion du Christianisme, Paris, Le Seuil, 1983. 2 Voir J. Markale, Vercingétorix, Paris, Hachette, 1981. 5 Sources, il ne savait pas qu’il allait déclencher une aussi vaste émigration vers les mirages orientaux. Et les voyages à Katman- dou ne sont pas toujours constructifs, ni même suscités par la lumière intérieure. Pourquoi chercher ailleurs ce qui existe chez soi ? Les pèle- rins de Katmandou et assimilés ont beau jeu de répondre qu’il n’y a plus de tradition occidentale et que le seul moyen de s’en sortir est de pénétrer la tradition orientale, la seule qui reste. Il faut dire qu’ils n’ont guère fait d’efforts pour la chercher, cette tradition occidentale, qu’on a d’ailleurs pris grand soin à mas- quer, à occulter, au bénéfice exclusif du christianisme judéo- romain. Elle existe pourtant, à notre portée, et il suffit de peu de choses pour qu’elle soit visible. Le tout est de se débarrasser des partis pris et d’un ce-qui-va-de-soi parfaitement stérile. Elle existe, cette tradition occidentale, quelque peu meurtrie par des siècles de rejet, voire de combats, mais parfaitement jeune, et prête à nourrir ceux qui lui en font la demande. Il est vrai que cela demande certains efforts, en particulier une recherche per- sonnelle, une quête, au bout de laquelle on n’est même pas sûr de découvrir l’entrée mystérieuse du château du Graal. Il est tel- lement plus simple de s’accrocher à une institution hiérarchisée, normalisée, présentant toutes les garanties, bien sécurisante parce que bien assise. Dans toutes les gares, il y a des bancs pour s’asseoir. On peut même y rester des heures à regarder passer les trains. La découverte de la tradition occidentale passe par la con- naissance de notre passé culturel, l’authentique passé culturel et non pas celui qu’on enseigne dans les écoles depuis des siècles d’hégémonie méditerranéenne, lequel n’est en dernière analyse que le passé de l’Antiquité gréco-romaine classique plus ou moins remis au goût du jour. Avant le désastre d’Alésia, il y avait autre chose, il y avait un autre système de valeurs, une autre appréhension du réel, une autre façon de penser et de sen- tir, une autre conception de l’esprit. Tout cela n’a pas disparu du 6 jour au lendemain. Il en reste, non seulement des vestiges qu’on pourrait classer dans les musées ou les bibliothèques, mais des graines vivantes qui ne demandent qu’à être semées. Car ce sont des graines. Et ces graines peuvent donner d’autres fruits que ceux que l’on connaît actuellement. Et ces fruits seront nécessairement différents des fruits d’avant la ro- manisation : le temps n’est plus le même, et la société a évolué de façon irrémédiable. Il serait absurde de vouloir reconstituer le druidisme, religion des Gaulois et de l’ensemble des Celtes, en en faisant une religion actuelle. Le druidisme étant à la fois l’archétype de la société celtique et son émanation, toute tenta- tive de ce genre serait aller à l’encontre même des grands prin- cipes druidiques et entretiendrait une confusion totale dans les esprits. C’est malheureusement ce qui s’est passé : le druidisme a tellement enflammé les imaginations que, par le fait même qu’il est mal connu, il est devenu un point de cristallisation pour tous les fantasmes d’une spiritualité en attente. En vérité, on ne connaît les druides et le druidisme que par ouï-dire, ce qui per- met les pires romans-feuilletons sur le sujet. « La religion des Gaulois est à la fois peu connue et mal connue. Elle est peu con- nue parce que les documents qui la concernent sont bien loin d’avoir été réunis et classés », disait Henri Gaidoz, fondateur de La Revue celtique, en 18793. Aujourd’hui, on connaît davantage de documents et on les a mieux classés. Mais il y a beaucoup à faire encore avant de découvrir qui étaient les druides et en quoi consistait le druidisme. En effet, Henri Gaidoz fait remarquer que, connaissant très mal la religion des Gaulois, on a eu trop tendance à la considé- rer seulement comme un système philosophique, éliminant tout aspect rituel et même magique. « On a appelé ce système et par suite la religion des Gaulois du nom de druidisme, mot formé dans ce siècle sur le nom que les Gaulois donnaient à leurs 3 Encyclopédie des Sciences religieuses. 7 prêtres, ce mot ne correspondant à aucune réalité historique. » Il faudrait un peu rectifier ce jugement en précisant que le terme « druidisme » a été employé déjà par les Irlandais du Moyen Âge pour désigner d’une façon très vague ce qui avait rapport aux druides, et que ce terme, pour nos contemporains, recouvre tout l’ensemble du domaine religieux celtique, spécula- tions intellectuelles, pratiques culturelles ou magiques, croyances diverses, sciences profanes ou dites telles, relevant des prêtres celtes. Mais il est exact que le mot druidisme de- meure très brumeux dans la mesure où il désigne non seule- ment un système religieux, mais une vaste tradition intellec- tuelle, technique et spirituelle, commune à tous les peuples celtes, caractéristique des sociétés celtiques, et perdue, semble- t-il, non pas par la faute de la romanisation – que l’Irlande n’a jamais connue –, mais à cause du christianisme. En un sens, le druidisme est l’ensemble des conceptions religieuses, intellec- tuelles, artistiques, sociales et scientifiques des Celtes, avant que ceux-ci ne se convertissent à la religion chrétienne. Une telle portée a donné au druidisme ses lettres de no- blesse. Mais comme nous ne sommes guère renseignés sur le contenu réel de ce système, il faut bien convenir que toutes les suppositions sont possibles. Depuis la fin du XVIIIe siècle, où, en Grande-Bretagne et en Bretagne, on a cru retrouver dans les fantasmes de quelques illuminés la « vérité » sur le druidisme, uploads/Societe et culture/ le-druidisme-by-jean-markale.pdf

  • 14
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager