Écranosphère n° 2 (hiver 2015) Traverser le fantasme : la radicalité de la spec

Écranosphère n° 2 (hiver 2015) Traverser le fantasme : la radicalité de la spectature cinématographique contemporaine Louis-Paul Willis Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue Résumé/Abstract Dans un contexte culturel marqué par l’exploration constante des tabous au sein des discours médiatiques, il paraît crucial de s’interroger sur la relation du spectateur avec les fantasmes transmis par le paysage médiatique contemporain. Dans cette optique, le présent article propose deux types de cinéma qui se distinguent par le rapport qu’ils entretiennent avec le fantasme : le cinéma fantasmatique, typiquement réactionnaire et idéologique, et le cinéma analytique, qui génère une forme radicale de spectature par le biais de la traversée des fantasmes qu’il met en scène. Après avoir étayé cette distinction par le biais d’un recentrement autour de notions lacaniennes contemporaines issues des études cinématographiques et médiatiques, l’article se tourne vers une analyse du film American Beauty (Mendes, 1999) afin de démontrer la capacité du cinéma de générer une spectature analytique fondée sur la traversée du fantasme culturel de la jeune fille hypersexualisée. À propos de l’auteur/About the Author Louis-Paul Willis est professeur et directeur de l’unité d’enseignement et de recherche en création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, au Québec, où il enseigne depuis 2006. Il s’intéresse principalement aux questions féministes et psychanalytiques du cinéma, tout en manifestant un intérêt actif pour les questions liées à la réception. Ses projets de recherche se centrent sur le rôle de penseurs tels que Jacques Lacan et Slavoj Žižek sur la théorie du cinéma. En plus de ses contributions à diverses revues et divers ouvrages collectifs, il a récemment codirigé l’ouvrage Žižek and Media Studies: A Reader, et prépare un numéro sur Lacan et les études cinématographiques pour la revue CiNéMAS. Écranosphère n° 2 (hiver 2015) Dans un contexte culturel où de nombreux tabous sont constamment et incessamment explorés dans l’arène publique, il semble de plus en plus pertinent, voire important, de s’interroger sur les fantasmes transmis par les écrans assurant la diffusion culturelle. Par ailleurs, ce questionnement nécessite un repositionnement de la notion même de fantasme, qui n’a pas toujours été adéquatement utilisée par le passé. Nées dans un environnement culturel centré sur la prohibition de la jouissance, les perspectives théoriques plus canoniques propres aux études cinématographiques et médiatiques ont effectivement eu tendance à aborder la culture populaire visuelle comme un simple véhicule servant à disséminer divers fantasmes1. Ces paradigmes théoriques tendaient à concevoir le fantasme comme un répit face aux exigences provenant de l’idéologie dominante; dans cette optique, la culture visuelle populaire était perçue comme un moyen pour le spectateur d’imaginer l’accès à une jouissance autrement inaccessible. Toutefois, au cours de la seconde moitié du xxe siècle, la culture populaire dominante s’est graduellement tournée vers l’exploration croissante des fantasmes culturels ainsi que vers leurs liens avec certains tabous fondamentaux. Cette tendance marque ce que Todd McGowan (2004) nomme le passage de la société de la prohibition vers la société de la jouissance; plutôt que de viser à procurer une jouissance imaginaire, les discours culturels invitent le spectateur à occuper l’espace même du fantasme. Depuis la fin du code Hays, le cinéma a graduellement joué un rôle central dans cette tendance; il participe effectivement à la demande idéologique croissante exercée sur l’individu, qui se voit poussé vers l’exigence fondamentale du surmoi (« jouis ! »)2. Mais cette exploration soutenue et incessante des fantasmes culturels mène vers un seuil : le spectateur se trouve dangereusement rapproché du trauma qui se terre au-delà du fantasme. Avec l’évolution de ce contexte culturel, on a même pu assister à l’arrivée d’une tendance cinématographique au sein de laquelle le spectateur est mené à traverser un fantasme donné, procurant ainsi une certaine radicalité au cinéma contemporain. 1 L’exemple le plus notoire demeure la Screen Theory, cette pensée théorique articulée au cours des années 1970 et 1980 autour des Écrits de Lacan. 2 En effet, dans The End of Dissatisfaction? Jacques Lacan and the Emerging Society of Enjoyment, McGowan (2004) avance l’idée selon laquelle l’impératif de jouissance est devenu le discours culturel central de notre civilisation, marquant ainsi le passage d’une société de la prohibition à une société de la jouissance. Alors que les sociétés modernes fondées sur la prohibition exigeaient de leurs membres qu’ils sacrifient leur jouissance personnelle pour le bien de l’ordre social, la société de la jouissance – telle qu’elle se déploie au sein du capitalisme avancé – exige de ses membres la recherche perpétuelle de la jouissance. Pour de plus amples détails sur cette perspective, voir McGowan (2004). Écranosphère n° 2 (hiver 2015) En s’inscrivant dans le sillon de certains penseurs lacaniens contemporains du cinéma tels que Slavoj Žižek, Todd McGowan, Joan Copjec et Elizabeth Cowie, qui ont tous participé à la réarticulation d’une psychanalyse du cinéma autour d’une pensée lacanienne plus globale et inspirée des séminaires, cet article vise à distinguer deux types de cinéma en se fondant sur le rapport du film au fantasme : le cinéma fantasmatique et le cinéma analytique. Alors que le premier est typiquement réactionnaire et aligné sur l’idéologie dominante, le second semble viser le déploiement d’un nouveau type de spectature, notamment par le biais de la traversée de fantasmes fondamentaux ou culturels. Qui plus est, le modèle ainsi proposé veut transcender les oppositions traditionnelles plus formelles, telles que celles entre cinémas indépendant et commercial, entre cinémas d’auteur et de producteur, et entre cinémas narratif et d’avant-garde. En effet, certains films avant-gardistes peuvent s’avérer hautement réactionnaires, tout comme certains films hollywoodiens peuvent provoquer des formes radicales de spectature analytique. Dans le but de présenter ce modèle de façon efficace, les notions psychanalytiques du fantasme et du désir seront initialement présentées, puis suivra celle du fantasme contemporain prédominant, qui exemplifie parfaitement l’exigence de jouissance vis-à-vis des objets de désir prohibés : le fantasme de la jeune fille hypersexualisée. La réappropriation effectuée par Žižek de l’idée lacanienne de la traversée du fantasme sera également abordée afin de présenter la potentielle radicalité des fantasmes culturels. Par la suite, une analyse du film American Beauty (Mendes, 1999) permettra de mettre de l’avant un exemple concret de cinéma analytique, qui interroge le lien entre le spectateur et les fantasmes qui l’entourent. L’objectif ultime ici demeure la démonstration de la spectature analytique qui se dégage de la traversée de certains fantasmes culturels, permettant ainsi au spectateur d’affronter la radicalité qui se terre sous certains fantasmes dominants ainsi qu’aux désirs qu’ils délimitent. Psychanalyse contemporaine du cinéma Depuis deux décennies maintenant, une attention croissante a été portée sur certaines méconceptions qui traversent ce qu’on pourrait aujourd’hui appeler la psychanalyse lacanienne traditionnelle du cinéma. Alors que les penseurs « lacaniens » des années 1970 et 1980 fondaient largement leurs réflexions sur la notion du stade du miroir – et tout ce que cette notion implique sur les plans imaginaire et identificatoire –, les penseurs contemporains se tournent plutôt vers les séminaires de Lacan, qui présentent un opus plus complet et plus ancré avec l’ensemble de la Écranosphère n° 2 (hiver 2015) pensée lacanienne. Dès 1989, le philosophe et psychanalyste slovène Slavoj Žižek était parmi les premiers à noter que ce qu’on appelait la psychanalyse lacanienne du cinéma n’avait en fait que très peu de liens avec Lacan. Il note même que « the Lacan who served as a point of reference for these theories was the Lacan before the break » (Žižek, 1989b, p. 7). La rupture à laquelle Žižek fait référence se situe autour de l’attention portée par Lacan au Réel – cet espace traumatique où la signification vient à choir – au sein de ses enseignements plus tardifs. Effectivement, alors que le psychanalyste s’est longtemps attardé sur la tension entre l’Imaginaire et le Symbolique, ses derniers séminaires portent une attention marquée sur la tension entre le Symbolique et le Réel. En omettant d’inclure cette dimension au sein des réflexions psychanalytiques sur le cinéma, les penseurs des années 1970 et 1980 ont fait usage d’un Lacan « incomplet », au sein duquel des notions psychanalytiques centrales telles que le regard, le désir et le fantasme sont erronées ou ignorées, donnant ainsi lieu à une théorie psychanalytique lacunaire. À cet effet, Žižek rappelle pertinemment que « for Lacan, psychoanalysis at its most fundamental is not a theory and technique of treating psychic disturbances, but a theory and practice that confronts individuals with the most radical dimension of human existence » (Žižek, 2006, p. 3). Cette dimension radicale implique ce qui échappe à la signification. Dans cette veine, la psychanalyse contemporaine du cinéma s’attarde au fantasme et à sa représentation filmique dans une perspective qui tient compte du Réel. Le fantasme est alors pensé non pas comme la réalisation d’un désir, mais comme un écran contre le Réel traumatique. En dernier lieu, il importe de souligner que la radicalité dont fait mention Žižek se manifeste potentiellement à travers le rapport généré par le cinéma entre le spectateur et un fantasme culturel donné. Considérant le rôle que joue le fantasme dans la structuration de notre réalité quotidienne, cette radicalité potentielle peut uploads/Societe et culture/ traverser-le-fantasme-la-radicalite-de-l 1 .pdf

  • 13
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager