Laurence Allard Pluraliser l'espace public : esthétique et médias In: Quaderni.

Laurence Allard Pluraliser l'espace public : esthétique et médias In: Quaderni. N. 18, Automne 1992. Les espaces publics. pp. 141-159. Résumé Contre les thèses trop répandues d'une déréliction de l'espace public esthétique par la massification et la mercantilisation de la culture et d'une fermeture sur elle-même de la sphère esthétique, n'est- il pas nécessaire de réarticuler les liens qui rattachent culture moderne et pratique vécue ? Ne faut-il pas alors renoncer à une conception unitaire tant de l'espace public esthétique que médiatique au profit d'un modèle pluralisé, qui permette de prendre en compte de multiples pratiques artistiques ancrées dans la vie quotidienne et de ne plus dissocier la réception des médias de l'exercice de jugements valides ? Citer ce document / Cite this document : Allard Laurence. Pluraliser l'espace public : esthétique et médias. In: Quaderni. N. 18, Automne 1992. Les espaces publics. pp. 141-159. doi : 10.3406/quad.1992.976 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/quad_0987-1381_1992_num_18_1_976 flossier Pluraliser l'espace public : esthétique et médias Laurence Allard Institut de Recherche sur le Cinéma et l'Audiovisuel Université Paris III L'attention exclusive portée à l'espace public politique occulte la relation const itutive qui allie originairement le prin cipe de Publicité et les institutions d'une sphère publique littéraire. Cette notion de «sphère publique littéraire», que J. Habermas construit dans L'espace public - et qui pour cela a été sévère ment reçue < guide aujourd'hui des tr avaux d'historiens au sujet des institu tions fondatrices de l'espace public, tels les sociétés de lecture, les académies royales et de province, les loges maçonn iques, les clubs culturels, les exposi tions publiques du Salon de l'Académie de peinture. Dans ces lieux de publici- sation des uvres et des idées s'étaye une sphère critique d'échange d'opi nions, de discussions, qui «est porteuse d'une transformation profonde des pra tiques culturelles, mises sur la place publique et, à terme, fortement politi sées» (R. Chartier, 1991 : 196). C'est pourquoi, il est important de rappeler qu'une sphère publique littéraire, s'éta blit donc, comme première expression d'un espace public politiquement orien té (1), expression qui va devenir elle- même autonome dans un espace public esthétique (2). . Or, la lecture de certains essais sur la culture contemporaine et de leurs diag- QUADERNI N"18 -AUTOMNE 1992 ESTHÉTIQUE ET MÉDIAS 141 © nostics quelque peu chagrins - sem blant faire écho aux déplorations d'un dévoiement de l'espace public médiati que - semble traduire une impuissance face à un espace public esthétique muré dans une autonomie autoréflexive, depuis son processus historique de dif férenciation au XVIIIe siècle. Cepend ant, devant l'indéniable fossé qui s'est creusé entre le grand public et une intel ligentsia cultivée, face au développe ment d'une culture d'expert se tradui sant par un appauvrissement culturel du monde de la vie, comme l'exprime J. Habermas (1981), il semble néces saire de repenser un espace public comme lieu du devenir-public des pra tiques, des uvres et des opinions, mais hors de toute nostalgie d'un espace public unitaire. C'est pourquoi, en réponse aux pathos de la «fin de l'art» et de la «cul ture privatiste», le concept d'Espace public reste pertinent, en tant qu'il per met de penser et de décrire la constitu tion d'une pluralité d'espaces publics autonomes peu institutionnalisés ou vrant, notamment par l'expérience es thétique, à de nouveaux espaces de com-, munication. Nous exemplifierons ce programme de pluralisation de l'espace public (3), à travers l'étude de la contri bution des pratiques audiovisuelles amateurs à la création d'espaces publics autonomes. LE PATHOS DUNE CULTURE PRIVATISTE Une des formulations classiques du diagnostic de la «culture privatiste» revient à R. Sennett, qu'il s'applique à montrer à travers les transformations des relations sociales dans les institu tions, notamment, de l'espace public esthétique. Le déclin de l'espace public dans une société intimiste Partant de l'évolution historique des conduites publiques, R. Sennett établit le diagnostic d'une société intimiste qui vide l'espace public, conçu comme lieu géographique de mise en forme du lien social. S'y déployaient des rapports sociaux reposant sur des rituels, des conventions, dissimulant les marques de l'intimité et de l'intériorité. L'espace public, dans sa version sennettienne, est ainsi défini en antagonisme avec l'intimité. L'avènement du capitalisme industriel au XIXe siècle, le développe ment de nouvelles conditions matériell es et sociales, donnent lieu à une nou velle modalité d'être-en-public. En ef fet, en cette période, la personnalité 142 QUADERNI N*18 -AUTOMNE 1992 ESTHÉTIQUE ET MÉDIAS © émerge comme catégorie sociale privi légiée, à laquelle revient la fonction de signifier le sens des conduites humain es. Cette psychologisation du lien social, cette «culture de la personnalit é», marquent l'entrée sur la scène pu blique de sentiments privés, affectant l'équilibre entre vie publique et vie pri vée. Pour l'homme public, devenu spec tateur silencieux et produisant son pro pre isolement dans une «vie publique privée», l'espace public n'est plus le «lieu de réalisation de son être social mais de sa personnalité» (R. Sennett, 1979 : 152). La vie sociable devient ainsi un jeu de révélation mutuelle de personnalités, supposant une commun ication libre et directe, l'expression spontanée de ses états affectifs, qui dépare les individus de leurs masques. Cette communication émotionnelle finit par ruiner l'espace public comme mi lieu impersonnel de relations publiques au profit d'une société intimiste, rongée parle narcissisme, qui abolit tout milieu distinct de la sphère du moi. Or, selon Sennett, cette douce tyrannie de l'obl igation morale de s'ouvrir aux autres promue dans la culture de la personnal ité, en plus de vider la vie publique de toute relation sociale ludique, est deve nue une exigence destructrice de toute sociabilité, de toute civilité (4). Une privatisation des institutions de l'espace public esthétique ? L'irruption de la personnalité dans le domaine public produit un dédouble ment de l'identité de l'«homme public- acteur», en, d'une part, une minorité d'acteurs professionnels, qui acquièrent le statut de personnalité publique, et d'autre part, une majorité de spectateurs passifs et silencieux. Entre 1 830 et 1 840, l'acteur devient «la seule figure publi que vraiment active, la seule personne qui puisse permettre aux autres d'éprou ver des sensations dans le domaine public» (R. Sennett, 1979 : 154). Ce dé doublement est remarquable dans la transformation des lieux de spectacles et du mode de réception des uvres jouées. Comme nous le rappelle l'histoire des lieux de spectacle, la topologie des théâtres officiels ne figurait pas de séparation entre l'espace scénique et spectatoriel. Sur la scène de la Comédie Française des sièges étaient réservés aux membres de l'élite royale. Et avant 1781, ce qu'on appelle le «parterre» était constitué d'un public d'étudiants et d'intellectuels se tenant debout et inter pellant bruyamment et directement les acteurs dans une spontanéité passion- QUADERNI N-18 -AUTOMNE 1992 ESTHÉTIQUE ET MÉDIAS 143 © née mais contrôlée, suivant des mo ments conventionnels interrompant l'i ntrigue. Cependant, une écoute silen cieuse et disciplinée, dans une salle de concert ou de théâtre obscurcie, va s'im poser peu à peu au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Mais, il faut signaler, en suivant P. Flichy dans son histoire de la communication moderne (1991), l'importance de la loge, dans l'organisation de l'espace théâtral. Comme prolongement du salon famil ial dans le théâtre, la loge marque une première privatisation d'un spectacle participant de la vie publique. Le théâ tre à l'italienne, comme théâtre-salon, dans lequel les spectateurs s'abstrayant de la pièce peuvent converser entre eux, constitue un lieu de transition entre une écoute collective et la juxtaposition d'écoutes individuelles. Et alors qu'au tournant du XXe siècle, une nouvelle forme de scénographie remet en cause le théâtre à l'italienne et ses loges, tel le théâtre des Champs- élysées (1913), le mode de consommat ion du spectacle de concert ou de théâ tre anonyme et silencieux s'est partout imposé. Au moment où les représentations théâ trales sont devenues silencieuses, les projections cinématographiques offrent des images muettes aux commentaires des spectateurs et des bonimenteurs. Car, au contraire des activités mondai nes que sont aussi le théâtre ou le conc ert, le cinéma va demeurer jusqu'à l'après Seconde Guerre mondiale un spectacle collectif et un divertissement familial et populaire (5). L'apparition du cinéma parlant en 1930 transforme «l'écoute parlante» en «écoute silen cieuse», comme l'exprime R. Sklar : «Le public parlant des films muets devient un public muet pour des films parlants» (cité inP. Flichy, 1991 : 217). Lorsque le public populaire s'est mis à déserter les salles de cinéma après- guerre, sous le double effet de la hausse du prix des places et l'imposition d'une écoute silencieuse, selon P. Flichy, il a reporté à la télévision de telles habitu des de réception. L'écoute familiale s'in vestit alors dans le médium télévisuel. Mais la multiplication des postes de télévision et du magnétoscope dans les foyers introduit une consommation plus individualisée. En cela, le cinéma re présente bien le «dernier spectacle col lectif». Mais, si l'espace privé est deve nu le lieu principal de loisirs, cette hypertrophie de l'espace privé signifie t-elle un repli vers une culture priva- tiste? 144 QUADERNI N'18 -AUTOMNE 1992 ESTHÉTIQUE ET MÉDIAS' © La nouvelle intimité entre culture et uploads/Societe et culture/allard-laurence-pluraliser-l-x27-espace-public-esthetique-et-medias.pdf

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