dossier médiamorphoses Cinéma et généalogie des médias André Gaudreault et Phil
dossier médiamorphoses Cinéma et généalogie des médias André Gaudreault et Philippe Marion 24 ratif, il y existe toujours, en quelque sorte, une certaine angoisse de la fin (au sens de clôture) : celle du récit, et celle de l’histoire racontée. Depuis une trentaine d’années, c’est plutôt l’angoisse de la fin même du cinéma lui-même, en tant que média, qui habite les esprits. Il s’agit là d’une angoisse directement liée à la technologie. Il est vrai que le dispositif cinémato- graphique est, à l’heure actuelle, en pleine transformation et que les opérations qui mènent à la réalisation d’une œuvre se « virtualisent ». Le cinéma, comme d’ailleurs plu- sieurs autres médias, se dématérialise. Et cette dématéria- lisation se polarise notamment sur le support : en se rendant beaucoup moins préhensible qu’il ne l’a déjà été, celui-ci tend à la fois à la démultiplication et à l’évanes- cence. Auparavant, le montage était une question de pul- sion et de pulsation, une affaire de rythme, maintenant il est plutôt affaire d’algorithme. Certes, les pulsions sont souvent remplacées par les équations, mais est-ce pour autant la mort du cinéma ? Le support film est voué à la mort, c’est à peu près certain, et l’on projettera peut-être bientôt les films dans les salles par le biais d’un satellite géostationnaire. La disparition, la mort du film comme support signifie-t-elle pour autant la mort du cinéma, la mort du média ? Pas du tout. Pour dire le contraire, il faudrait se résoudre, d’une part, à réduire un média à l’une de ses composantes techniques ou maté- rielles et il faudrait aussi, d’autre part, ignorer la dimen- sion évolutive, historique, dans laquelle s’inscrit toute forme d’identité médiatique. Un jour, il n’y aura vraisem- blablement plus de circulation de copies de film, mais il continuera à y avoir une circulation des signes cinémato- graphiques, et c’est là l’essentiel. Nous entrons d’ailleurs dans une ère de circulation effrénée des signes, avec Inter- C e que le cinéma propose depuis plus de cent ans, c’est un modèle de communication médiatique basé sur l’image en mouvement et la culture audiovisuelle, un modèle qui était destiné à marquer profondément le siècle dernier de son empreinte. Le cinéma a introduit une nouvelle conception des arts performatifs qui prolongeait différents genres préexistants d’attractions populaires, tout en provoquant une rupture avec ceux-ci. En fait, on pourrait « positionner » le cinéma au carrefour de la technologie, de l’industrie, de l’art, de l’éducation et du spectacle populaire. Aussi peut-on dire que le cinéma représente un exemple singulier, et particu- lièrement prégnant, du cheminement que peut connaître une simple invention technologique (l’appareil cinémato- graphique de prise de vues) pour devenir le point d’appui d’une configuration médiatique clairement identifiée, dans un espace-temps donné. Car les développements à venir d’un média ne sont jamais fixés par avance, comme l’attestent aujourd’hui les exemples, entre autres, d’Inter- net ou du téléphone portable. À ce titre, l’étude de la généalogie et de l’archéologie du cinéma nous paraît essentielle à la compréhension des médias contemporains. De pareilles considérations nous mènent à la question cru- ciale de la « naissance » du cinéma et, plus généralement, à celle de la « naissance » d’un média. Mais, qui dit nais- sance dit aussi mort… Amorçons notre réflexion sur la nais- sance, en nous questionnant d’abord, justement, sur… la mort, puisqu’il a été plus souvent question de la mort du cinéma que de sa naissance ces derniers temps, malgré les célébrations, encore assez récentes, du centenaire de l’invention du Cinématographe Lumière. En effet, depuis quelque temps déjà, s’agite le spectre de la fin du cinéma. La fin… Remarquons que, comme le cinéma est un art nar- Cinéma et généalogie des médias André Gaudreault, université de Montréal (Canada) et Philippe Marion, université de Louvain (Belgique) dossier médiamorphoses 25 net notamment, et la convergence des médias (au sens technologique du terme) est un paramètre dont il faudra bientôt tenir compte de façon beaucoup plus résolue que nous ne l’avons fait jusqu’à présent. La disparition du support film et son remplacement par différentes formes de rétention de la « trace » cinémato- graphique participeraient plutôt, selon nous, d’un mouve- ment d’atomisation, de parcellisation, de dissémination ; et même si ce mouvement a toujours peu ou prou carac- térisé l’évolution de tout média, il semble s’accentuer dans le contexte actuel. Nos médias contemporains affiche- raient ainsi un penchant marqué envers la dissémination intermédiale, ce qui n’est pas forcément incompatible, nous le verrons, avec la conservation d’une identité média- tique singulière. Pour une définition dynamique du média Posée sans nuance, cette question de la mort d’un média trahit en fait une conception figée et monoli- thique du média. Or, un média ne peut se définir que selon un certain découpage de l’environnement média- tique dans lequel il baigne, et selon, aussi, un certain axe de pertinence. En effet, toute identité médiatique avérée risque de se voir diluée, selon que l’on choisit tel ou tel axe de pertinence. Un média peut donc se com- prendre comme une fédération provisoirement stabili- sée de différents paramètres, dont la vocation de circulation transmédiatique s’inscrit dans une perspec- tive plus intermédiale que strictement médiale. C’est sur- tout le processus d’institutionnalisation du média qui contribue à cette cristallisation provisoire – ou plutôt à cette cristallisation évolutive – des matériaux composi- tes qui constituent un média. Ces matériaux composites, qui pourraient s’étoiler, se disperser au gré des vents de l’intermédialité, se trouvent en effet organisés, fédérés par la directivité – le faisceau de déterminations – de la poussée institutionnalisante. Pour appuyer notre conception du média en tant, au fond, qu’homéostasie fragile et institutionnalisée, nous vou- drions mener ici deux types de réflexions, que nous allons poser à partir du cinéma. La première piste de réflexion nous amènera à développer brièvement la dimension nécessairement composite du média et à montrer à quel point un média n’est en fait qu’un système de paramètres qui connaissent une évolu- tion propre, en amont et en aval de cet équilibre singulier, mais provisoire, qui le constitue en tant que média. Pour ce faire, nous examinerons l’une ou l’autre de ces compo- santes qui, si elles participent pourtant bien d’un média singulier, n’en existent pas moins en dehors de lui, lors- qu’elles ne sont pas elles-mêmes, ces composantes, des médias à part entière, comme l’atteste l’expression même de « multimédia ». La seconde piste de réflexion, plus historique, rejoindra le modèle de la « double naissance des médias », que nous avons proposé voici quelques années déjà 1. Ce modèle repose en effet sur le refus de considérer le média comme une entité figée et statique, comme essence complète, fer- mée et définitive. La généalogie du cinéma conforte notre thèse à l’effet que l’institutionnalisation serve à unifier, en les fédérant, des paramètres aussi divers que le dispositif, le support, la technologie, les modalités de représentation, les matériaux sémiotiques ou encore les genres et les « séries culturelles ». Composantes constitutives mais non exclusives du cinéma Pour arriver à bien comprendre le fonctionnement d’un média comme le cinéma, il nous faut considérer celui-ci comme un faisceau de convergences – un prisme en quelque sorte –, ayant comme effet d’entrelacer différents paramètres. Le plus souvent, ces paramètres n’appartien- nent pas exclusivement au seul média considéré. Au contraire, ils sont souvent pris dans un système de rela- tions intermédiales. Appréhender la singularité différentielle d’un média, ce serait donc tenter d’en saisir la « médiativité 2 ». Celle-ci concerne et rassemble tous les paramètres qui définissent le potentiel expressif et communicationnel développé par le média. De manière plus systématique, on peut apprécier la médiativité selon la combinaison de quelques dimen- sions importantes. Tout d’abord, deux paramètres de nature externe et globale. Il s’agit, d’une part, des condi- André Gaudreault et Philippe Marion Cinéma et généalogie des médias dossier médiamorphoses Cinéma et généalogie des médias André Gaudreault et Philippe Marion 26 d’Émile Reynaud, qui ne saurait être considéré comme par- tie prenante du média « cinéma », répond-il cependant aux paramètres et au mode de découpage des deux configu- rations que sont la « projection lumineuse » et les « vues animées ». En fait, l’axe « projection lumineuse » pointe à la fois le support et le dispositif technique. Plus globale- ment, il ramène dans son filet : lanterne magique, panto- mimes lumineuses et, à la fois, cinématographe. Un constat relativement similaire pourrait être posé si l’on privilégiait, dans le monde médiatique contemporain, le paramètre « écran lumineux domestique » : celui-ci « tra- verse » en effet plusieurs sites médiatico-génériques diffé- rents comme la télévision, le jeu vidéo, le DVD, Internet, le multimédia, etc. La mise en valeur de l’axe « vue animée », pour ce que l’on désigne en général par l’expression, problématique, de « cinéma des premiers temps », est intéressante dans la mesure où elle permet d’inclure Reynaud et ses pantomi- mes lumineuses dans la même série culturelle que le kiné- toscope et le cinématographe. Du coup le « média » vues animées vaut uploads/Societe et culture/ gaudreault-marion-cin-et-genealogie-des-medias.pdf
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- Publié le Jul 12, 2022
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