Pratiques : linguistique, littérature, didactique La règle et la contrainte Mar
Pratiques : linguistique, littérature, didactique La règle et la contrainte Marcel Benabou Citer ce document / Cite this document : Benabou Marcel. La règle et la contrainte. In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°39, 1983. Le bricolage poétique. pp. 101-106; doi : https://doi.org/10.3406/prati.1983.1282 https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1983_num_39_1_1282 Fichier pdf généré le 13/07/2018 PRATIQUES n° 39, Octobre 1983 LA RÈGLE ET LA CONTRAINTE Marcel BENABOU La contrainte, on le sait, a souvent mauvaise presse. Tous ceux pour qui la valeur suprême en littérature s'appelle sincérité, émotion, réalisme ou authenticité, s'en défient comme d'une dangereuse et étrange lubie. Pourquoi aller brider son inspiration, violenter sa liberté en s'imposant volontairement des gênes, ou en multipliant devant soi des obstacles ? Même les mieux disposés parmi les censeurs affectent de ne voir dans le recours à la contrainte qu'un jeu, rarement innocent, mais foncièrement vain. Le seul mérite qu'ils lui consentiraient peut-être, c'est de fournir à quelques acrobates du langage, à quelques amateurs de jongleries verbales, l'occasion d'exhiber en funambules leur virtuosité. Non sans regretter, bien entendu, quêtant d'ingénuo- sité, de travail et d'acharnement n'ait pas été mis au service d'une ambition littéraire plus "sérieuse". Difficiles nugae, disait -on jusqu'au siècle dernier pour flétrir les anagrammes, palindromes et lipogrammes, ces exercices vénérables que leur antiquité et leur persistance dans l'ensemble des traditions littéraires européennes auraient dû préserver des sarcasmes et des railleries. Et il est encore sans doute aujourd'hui des doctes aux yeux de qui ni les poètes alexandrins, ni les Grands Rhétoriqueurs, ni les baroques allemands, ni les formalistes russes, ne sauraient trouver grâce. Au nom bien sûr de la sacro-sainte liberté de l'artiste, que rien ne devrait entraver, au nom des droits imprescriptibles de l'inspiration. Certains types de contraintes pourtant semblent avoir échappé à ce discrédit. Durant quelques siècles, on s'est fort accomodé, apparemment, des lois de la prosodie, du fait par exemple qu'un alexandrin a douze pieds, un sonnet quatorze vers avec des rimes disposées suivant un ordre bien précis. Et l'on n'hésite pas à admirer chez un Malherbe comme chez un Valéry le respect scrupuleux d'un canon exigeant. C'est qu'à vrai dire il est bien difficile, sauf aux tenants de I'" écriture automatique", de concevoir une poétique qui ne s'appuie pas sur des règles rigoureuses, et plus généralement, une production littéraire qui ne suppose pas la mise en œuvre de quelques techniques. Même les plus acharnés détracteurs du formalisme sont obligés d'admettre qu'il est des exigences formelles auxquelles une œuvre d'art peut difficilement se soustraire. 101 On sait bien en quels termes Raymond Queneau avait, dès 1938, répliqué à tous ceux qui croyaient pouvoir confondre inspiration, liberté, hasard et dictée de l'inconscient : " cette inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu'il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l'esclave d'autres règles qu'il ignore. " (Le Voyage en Grèce, p. 94). Or c'est précisément dans le passage de la règle à la contrainte que se situe le point d'achoppement : on accepte la règle, on tolère la technique, on refuse la contrainte. Parce qu'elle apparaît comme une règle non nécessaire, un redoublement superflu des exigences de la technique, et qu'à ce titre elle ne relève plus, nous dit-on, de la norme admise, mais du procédé, donc de l'exagération et de l'outrance. Tout se passe en réalité comme s'il y avait une frontière étanche entre deux domaines, celui où l'observance de quelques règles va de soi comme un fait naturel, celui où l'excès de la règle est perçu comme artifice indigne. C'est précisément cette frontière, toute arbitraire, qu'il faut récuser au nom d'une meilleure connaissance des modes de fonctionnement du langage et de l'écriture. Il faut commencer par admettre que le langage puisse être traité comme un objet en soi, envisagé dans sa matérialité, et donc dégagé de son asservissement à l'obligation de signifier. L'on verra alors que le langage est un système complexe, à l'intérieur duquel sont à l'œuvre divers éléments dont les combinaisons produisent des mots, des phrases, des paragraphes ou des chapitres. Il est évident que rien ne peut nous interdire d'étudier le comportement, dans toutes les circonstances possibles, de chacun de ces éléments. Au contraire, c'est ainsi seulement que peut procéder une recherche expérimentale des possibilités du langage. On voit aussitôt quel rôle peut être assigné à la contrainte : dans la mesure même où elle va au-delà de ces règles qui ne paraissent naturelles qu'à ceux qui ne se sont guère interrogés sur le langage, elle force le système à sortir de son fonctionnement routinier, et par là même à révéler ses ressources cachées. La contrainte est donc un moyen commode pour passer du langage à l'écriture. Si l'on admet que toute écriture — entendue sous son double sens d'acte d'écriture et de produit de cet acte — a son autonomie, sa cohérence, il faut reconnaître que l'écriture sous contrainte a sur les autres cette supériorité qu'elle se donne librement son propre code. Tous ces obstacles que l'on se crée en jouant par exemple sur la nature, l'ordre, la longueur ou le nombre des lettres, des syllabes ou des mots, tous ces interdits auxquels on se soumet apparaissent dans leur véritable sens : ils n'ont pas pour fin une quelconque exhibition de virtuosité, mais une exploration de virtualités. L'œuvre de Georges Perec est là pour en fournir une démonstration exemplaire pour tout ce qui a trait aux contraintes dites " littéraires ". Il y a en effet chez Perec une sorte de fascination pour la lettre. Conscient que, selon la belle formule de J. Roubaud " chaque page est un lit où couchent les lettres ", Perec a produit quelques unes de ses œuvres en travaillant avec acharnement sur les lettres, sur leur présence, leur absence, leur répétition, leur ordre d'apparition dans les mots, ou même leur forme. Ainsi, la mise à l'écart de la voyelle a engen- 102 dre un roman foisonnant, dont la marche est entièrement régie jusqu'en ses moindres détails par les conséquences de cette disparition. La contrainte inverse, qui consiste à n'utiliser que la voyelle e, préside à la naissance de très étranges fêtes qui se déroulent à l'évêché d'Exeter dans le dérèglement des sens et des sexes. (Les Revenentes). Et c'est encore sur une autre contrainte littérale que reposent les vertigineuses variations qui remplissent deux recueils de La Clôture et d'Alphabets, celle de l'hétérogramme : chaque vers utilise une même série de lettres différentes dont les permutations produisent le poème. Non sans humour, Perec voit dans ce dernier jeu de contraintes l'amorce d'un nouvel art poétique, susceptible de remplacer les vestiges rhétoriques encore en usage dans la plupart des productions poétiques modernes et contemporaines. Il est utile de noter néanmoins au passage que le constat de faillite de la rhétorique traditionnelle avait été fait, en termes moins mesurés, par un poète contemporain : "Rhétorique, pourquoi rappellerais- je ton nom? Tu n'es plus qu'un mot à colonnes, nom d'un palais que je déteste, d'où mon sang à jamais s'est exclu ". (F. Ponge, Méthodes, p. 182-183). Si l'on passe de la lettre au mot, c'est évidemment aux techniques de Raymond Roussel que l'on pense, au son aptitude à exploiter jusqu'à bout le pouvoir évocateur des vocables qu'il choisit : c'est tantôt la dislocation d'un énoncé, tantôt le rapprochement de tel ou tel couple de mots qui crée un objet (imaginaire) que l'on décrira avec la plus grande précision, un événement (tout aussi imaginé) que l'on racontera avec minutie. Les inoubliables " rails en mou de veau " qui ont tant marqué les premiers lecteurs des Impressions d'Afriques ne sont que l'exemple le plus frappant de cette aptitude du langage à créer des mythes. Roussel, comme Mallarmé, élabore à partir du seul vocabulaire son propre univers ; et de l'arbitraire qu'il s'impose, il fait naître une seconde nature. Cet effet paradoxal de la contrainte, qui au lieu de bloquer l'imagination sert au contraire à l'éveiller, s'explique à vrai dire fort aisément. C'est que le choix d'une contrainte linguistique permet de contourner, ou d'ignorer, toutes ces autres contraintes qui ne relèvent pas, elles, du langage et qui se dérobent plus facilement à notre emprise. Michel Leiris avait parfaitement vu ce point à propos de la méthode employée par Raymond Roussel, dont il disait : "son assujettissement volontaire à une règle compliquée et difficile s 'accompagnait corrol- lairement d'une distraction de tout le reste, entraînant une levée de la censure qui se trouve beaucoup mieux détournée par ce moyen que par un procédé tel que l'écriture automatique. (...) Maniant des éléments apparemment gratuits, dont lui-même ne se défiait pas, il créait des mythes vrais en ce sens qu 'ils sont tous très authentiquement symboliques. (Brisées, p. 59-60). Ce ne sont donc pas seulement des virtualités du langage que révèle la contrainte, ce sont aussi les virtualités de celui qui accepte de se soumettre à la uploads/Voyage/ benabou-contrainte.pdf
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