Comment étudier le tourisme ? Marc Boyer Dans Ethnologie française 2002/3 (Vol.
Comment étudier le tourisme ? Marc Boyer Dans Ethnologie française 2002/3 (Vol. 32) Quelle que soit la discipline, il est deux façons d’aborder l’étude du tourisme. La plus répandue consiste à étudier un territoire pour lui-même, en historien, géographe, économiste et de consacrer au tourisme quelques paragraphes ; il est traité comme un wagon de queue. Beaucoup de sociologues et d’anthropologues prennent pour objet d’étude des populations « traditionnelles » que le tourisme vient perturber ; le choix du territoire n’est pas innocent ; il s’agit de pouvoir, in fine, montrer le rôle négatif du tourisme. Mon propos, ici, est de critiquer cette problématique de l’impact et d’exposer une autre approche : étudier en tant que tels les touristes, voyageurs ou vacanciers, s’interroger sur leurs mobiles, percevoir leurs regards, cerner leurs modes d’appropriation temporaire de l’espace, se demander si leurs pratiques changent et en quoi. Nous sommes nombreux à avoir procédé ainsi : les anthropologues J.-D. Urbain ou André Rauch et, à un niveau théorique audacieux, Dean MacCannell… certains géographes préoccupés de la migration des hommes, comme Georges Cazes, décrivant des Nouvelles colonies de vacances . Je partage leur quête de pluridisciplinarité, en me plaçant dans une perspective historique. Cela ne veut pas dire que j’ai trouvé dans le tourisme le Sens de l’Histoire. Je fais mienne la distinction du philosophe M. Merleau-Ponty : « L’Histoire a non pas un sens comme la rivière, mais du sens . » Ma thèse d’Histoire propose un fil d’Ariane dans le labyrinthe des petits faits qui paraissent être « des histoires de touristes » [J.-D. Urbain], et qui s’organisent en un mouvement dialectique : les inventions de distinction – de lieux et pratiques – sont suivies de consécration par les groupes socioculturels dominants (le haut de la pyramide), puis une diffusion se produit par l’imitation des couches sociales proches et l’appropriation. Toute la société n’est pas concernée ; au XIX siècle, le tourisme est pratiqué des seuls rentiers. On constate, au contraire, qu’en l’an 2000, le tourisme est un loisir qui continue de posséder un non-public , comme disent les sociologues. e Le tourisme n’a pas toujours existé. Sous prétexte d’esquisser une ethno-histoire des voyages, il ne faut pas mélanger les civilisations et les époques. Les pèlerinages, certes, sont immémoriaux et ont eu, ont toujours un autre contenu que le tourisme. Depuis l’Antiquité gréco-romaine, les documents dont les journaux de voyage montrent des hommes se déplaçant sans y être contraints, tandis que beaucoup le font par appât du gain. Rares étaient ceux qui n’étaient mus que par la curiosité gratuite. Toutes les civilisations indo-européennes ont des castes supérieures à peu près oisives – noblesse et clergé – mais n’ont pas de traditions de mobilité d’agrément. Certaines institutions élitistes comme les Parlements ou les Universités avaient de longues interruptions que l’on appelait « vacances » et qui permettaient à leurs bénéficiaires de faire fructifier leurs rentes foncières, précisément de surveiller la rentrée de leurs récoltes à partir de leurs maisons de campagne. Pour les écoliers, dans les civilisations rurales, les vacances correspondent aux périodes d’activité agricole intense. Aujourd’hui, dans tous les pays scolarisés, le mot « vacances » est accolé à l’adjectif « scolaire ». Le touriste est un voyageur différent des autres ; Littré le dit par sa définition : « celui qui voyage par curiosité et désœuvrement ». Le phénomène est en germe dans la modernité du XVI , avec l’anticipation de Montaigne. The tour , qui commence en Angleterre vers 1700, est l’ancêtre éponyme. C’est pour devenir gentleman que les jeunes aristocrates britanniques partent un an ou deux parcourir toute l’Europe occidentale, avec Rome comme destination ultime. e Se distinguer était le ressort essentiel du Tour, plus que la valeur pédagogique attribuée aux voyages. Des esprits originaux, gardiens culturels, gate-keepers, R. Nash, Windham, Smolett, Sterne… ont, au XVIII siècle, proposé des pratiques d’oisiveté, des migrations codifiées, des lieux d’exception. Britanniques, ces découvertes constituent ce que je propose d’appeler la Révolution touristique parce qu’elle est contemporaine des autres grandes Révolutions faites par la Grande- Bretagne appelées industrielle, agricole, démographique. Après The tour , sont ainsi inventés la saison thermale aristocratique inaugurée à Bath vers 1700, l’amour de la campagne comme terrain de jeux et territoire de sociabilité, l’hiver dans le Midi, à partir de 1763, en même temps que le désir nouveau du rivage, la curiosité des glacières (Windham à Chamonix en 1740) et l’amour des monts sublimes. e L’invention des lieux et des pratiques de tourisme, le lancement des stations et des saisons élégantes se font en plusieurs temps : les « ouvreurs de voie » précèdent les stars de la société pyramidale (rois et familles royales aux XVIII -XIX siècles, étoiles de la littérature et du show-biz au XX ) ; la diffusion, par l’imitation, s’effectue à l’intérieur du groupe social des rentiers qui, au XIX siècle et encore dans le premier tiers du XX siècle, peut représenter en Europe le dixième de la population ; il n’est pas spécialement âgé : ces « gens bien nés » sont « le Monde » et n’ont pas d’astreintes. Ils ont inventé une contre-culture d’oisiveté ostentatoire qui les oppose aux riches entrepreneurs. e e e e e Dans la première partie du XIX , chaque contrée visitée est dotée d’une image forte : l’Italie de Stendhal est le pays de l’intrigue, des aventures et devient, après Flaubert, le grand Musée ; l’Espagne est terre de passion et de mort (Mérimée) et la Corse île de vendetta (toujours Mérimée) ; l’Allemagne le pays romantique par excellence, la France incarne la douceur de vivre ; la Suisse est le pays à visiter « quand sonne l’heure des vacances ». C’est exactement ce qu’écrit Sainte- Beuve dans sa Préface aux Nouveaux voyages en zig-zag de Rodolphe Töpffer. e Ces stéréotypes se retrouvent dans les grands Guides ; leurs collections (Murray, Baedeker, Joanne l’ancêtre des Guides bleus) commencent à l’époque romantique et, se répétant d’une édition à l’autre, reproduisent un contenu idéologique de distinction qu’il vaut mieux appeler élitiste que bourgeois. Le mot « touriste » apparaît dans cette époque romantique. C’est d’abord un adjectif ; il qualifie le voyageur anglais riche et curieux qui, avec son Guide, visite ce qui doit être vu – videnda ou sight- seeing. Il s’agit non de découvrir, mais de reconnaître des lieux repérés. La présence dans les stations dites « chic » – le mot est utilisé à partir du XIX – confère un statut supérieur. Leurs migrations sont moins une quête d’Autrui qu’une Fuite de Soi, moins une curiosité de l’Ailleurs qu’une réponse au Spleen. e « Anywhere out of this world . » Ainsi Baudelaire commence-t-il le Spleen de Paris ; il explicite son propos : « La vie est un hôpital où chaque patient est occupé à changer de lit » ; ensuite, il énumère les préférences : « près de la porte ou de la fenêtre, se rendre à Lisbonne, en Suède, en Hollande… N’importe où ». L’Américain Dean MacCannell a placé ce poème en exergue de son essai The tourist , a new theory of the leisure class. Cet ouvrage se situe dans la lignée du grand livre de Thorstein Veblen qui, en 1899, avait publié The theory of the leisure class où il dénonçait le gaspillage et la dépense ostentatoire d’une classe qui se fait gloire de vivre sans contraintes et de déléguer même la tâche de dépenser. Avant lui, en France, Paul Laffargue, gendre de Karl Marx, avait, en 1883, écrit un pamphlet, Le droit à la paresse, où il ne se contentait pas de montrer des riches oisifs vivant du travail des prolétaires, mais revendiquait pour les travailleurs le droit d’arrêter de travailler, de temps en temps, pour leur plaisir et pas seulement pour refaire leur force de production. « Nous n’avons pas les mêmes valeurs, M. l’huissier . » On peut citer ce slogan publicitaire pour illustrer la démonstration. Le tourisme et aussi le sport, bien des activités ludiques et des pratiques artistiques sont les supports de la contre-culture de distinction ; pour conserver les valeurs élitistes, des gate-keepers innovent sans cesse, créant de nouvelles modes, des pratiques ludiques originales, inventant des lieux d’exception. Le mobile principal est le même : se distinguer ; le résultat en est un constant renouvellement. Nous sommes à l’opposé de l’innovation capitaliste et industrialiste qui tend à produire de plus en plus de biens et services marchands au meilleur compte ; cette logique de marché repose sur l’existence d’un homo economicus dont le comportement serait de rationalité. Dans notre domaine, cet homme serait bon gestionnaire de son temps libre, de ses budgets de loisir, calculant sans céder au rêve. Est-on, à la fin du XX , arrivé à ce stade suprême du libéralisme économique ? Ce serait, disent certains, la fin de l’Histoire … d’où découlerait la fin des libres vacances puisqu’il n’y aurait plus que des produits touristiques. Ce serait aussi la fin du processus spontané d’invention de pratiques et de lieux nouveaux uploads/Voyage/ marc-boyer.pdf
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- Publié le Apv 02, 2022
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