Textes pour l’analyse Texte 1. Île d'elles de Christian Bergzoll Avec le train,
Textes pour l’analyse Texte 1. Île d'elles de Christian Bergzoll Avec le train, on peut, comme moi, venir de partout jusqu'à L’Orient. Même d'Allemagne. A la poupe, au-dessus de la calle où pend mon vélo, un gars (redoublant tombé d'un bac raté ?), black (tignasse crantée au gel), blanc (tee-shirt Marcel non dégriffé), beur (biceps gonflette, pectoraux gâteaux, abdominaux bière) brandit une canette en beuglant : « on est en huitième, on est en huitième », au milieu de cinq clones de sa classe. Ça promet à la place de la monoculture de l'orge des lopins, cernés de grillages blancs électrifiés, qui empêchent les lapins de tout croquer; des haricots, du tournesol (…) il est interdit de ramasser des cailloux dans la réserve. On trouve tout sur INTERNET. Juste avant de descendre sur le quai, je relis mon petit carnet, en diagonale, et le mot «voyage» relie mes phrases, certaines homonymies sont inévitables, incurables, je le crains. La marine à voile, ici, possédait plus de quatre cents navires spécialisés pour la pêche au thon : des chaloupes, des dundees, autant de toiles épaisses, roides, teintes en rouge, lavées à l'eau de mer. Que sont-elles devenues ? On n'habille personne avec ça. Voyager ? Aller de D (départ) vers A (arrivée) correspond à ce que chaque humain, à pied ou non, fait, chaque instant : du lit au fauteuil ou de Paris à Vladivostok, le quotidien humain n'est que voyage. Moi, j'ai oublié D et je cherche A, parce que mes parents sont diplomates : je suis une petite française de la vitrine, de celles qui doivent toujours faire attention à ce qu'elles disent, ce qu'elles font, je suis un échantillon de l'Hexagone, et mes parents m'ont dressée pour que je ne déçoive pas. Je déteste l'idée même de voyage officiel, puisque toute ma vie en est un. Mes parents, pourtant, sont athées, soixante-huitards assagis (chloroformés ?), politiquement parme (rose très pâle avec une nuance adroite, bleue), libérés du qu'en dira-t-on, mais ils instillent en permanence le devoir des convenances, l'obligation de bienséance, la règle du jeu du paraître, c'est inhérent à la fonction, je suppose (…) Mon père m'a rangé parmi ses bagages depuis ma naissance, je suis aussi mobile que ses valises, et, sans qu'il y paraisse, étiquetée, comme elles : lourde, avachie, tendue. J'ajoute bougonne, grincheuse, râleuse (…) Je ne parle jamais de maman, parce qu'elle est une eurasienne parfaite et qu'à terme, après mes derniers boutons d'acné, et mes premières histoires d'amour, je lui ressemblerai, si mes gènes bretons issus du père ne polluent pas trop (…) Ce juin, sans joint, je soigne ma crise d'adolescence en suivant à la lettre la médication que mon père m'impose : « va jusqu'à la source des larmes que tu ne pleures pas » (…) Voyager ? Je connais des élèves officiers qui font escale dans les ambassades où mes parents sévissent. Voyager, comme ces pilotes en uniforme, en grappe, pour enfiler, partout, les couloirs aériens qui relient entre elles les antichambres de la mort ? Comme ces fonctionnaires armés, devenus algues toxiques sur le bleu d'azur ? Non, les chevaliers du ciel ne voyagent pas, ils conduisent des cerfs-volants qui jouent à la guerre, au bout des ficelles invisibles d'hommes chauves, xénophobes, immobiles, maquignons anonymes qui ne cesseront pas d'être des adolescents malheureux : ça fait rire mon père quand je me déguise en pasionaria pacifiste et que je refuse les avances des petits monstres mobiles qu'il me présente… Voyager ? Je suis cernée de voyageurs : comme ces familles embarquées avec moi, avec toute la panoplie pour respirer le bon air, capter l'iode pour la thyroïde et s'engraisser au beurre salé qui aide à stocker la vitamine D ? Non, les tribus citadines ne voyagent pas, elles exportent leurs microcosmes, elles roulent comme des billes sur les chemins, dans les ruelles, elles repartent lisses, bronzées, repues, intactes. Voyager sans osmose, sans capillarité, je ne sais pas …Voyager ? Comme une fille de riches ? Comme la convergence improbable de deux égocentrés ? Comme le fruit trop sucré de deux égoïsmes compatibles ? C'est tirer un boulet de honte plaquée or, et, si je m'en libère, c'est risquer de me dissoudre dans la grande eau de toute l'humanité. Et dissoute, sans voiles, sans coeur, je coulerai à pic. Texte 2. Île d'elles de Christian Bergzoll En attendant les résultats de mes concours, juste à la Saint-Jean, j'ai pris le bateau de fin de matinée. J'ai pris le large. J'ai pris du recul. Tout ce que je prends, je serais obligée de le rendre, au plus tard le dernier jour de ma vie ? Ma grand-mère paternelle assène cet aphorisme dès qu'elle peut, c'est du moins ce que répétait mon père pour lutter contre mes tendances à collectionner, à accaparer, à posséder. Tout rendre, même ma grand-mère ? Je veux en avoir le cœur net. Pour aimer, il faut un cœur net, sans regret, sans remords. Il faut donc que je le nettoie, que je le soulage, ce cœur. Une grand-mère qui ne me connaît pas, une femme au bout de sa vie, au bout du monde, à la fin des terres ou presque, une femme avec mes gènes, avec qui je ne me gênerai pas, une femme, qui m'a construite, à travers mon père qui est son fils, une femme qui sait battre le linge au lavoir, doit pouvoir m'aider pour que mon cœur batte enfin. Elle n'a jamais quitté son île, alors que nous tournions autour du monde au gré des mutations paternelles. Mon père, bêtement, depuis ma naissance, ne lui parle plus, ne lui écrit plus parce qu'elle ne bouge pas. Pas même les lèvres au téléphone. Pas même les doigts autour d'un stylo qui fêterait les anniversaires, les Pâques et les Noëls. Coupable, fautive, dans l'imagerie familiale, elle porte le chapeau. A moins que ce ne soit une coiffe de dentelle, un chapelet, des sabots, du velours noirs, des commissures de deuil. Elle est veuve de thonier, depuis la communion solennelle de son fils unique, elle est caricature. Je ne connais rien d'autre d'elle, sauf, à chaque seconde, maintenant, un peu de l'air qu'elle respire. Sur l'horizon, un trait épais, presque régulier, bouche, mal, la sortie de la rade de Lorient. Sur les rives de ce transit, des choses militaires, plus ou moins secrètes, sous-marines, cachées dans les blockhaus, font rêver les petits garçons. Puis, à la frange de l'île, on distingue les alignements de bouées bleues sous lesquelles des moules s'agglutinent comme des perles noires. Puis le trait s'épaissit, se fissure, acquiert une troisième dimension, des nuances, des angles, du végétal, lichen orangé, ajoncs dorés, pelouse naturelle et des ailes qui fendent l'embrun, qui vrillent les oreilles. J'en ai vu des jetées noircies d'algues, des forteresses assises sur l'estran, des enrochements trop fiers pour durer, j'en ai vu des terres émergées, mais peu m'ont remuée comme celle-là. Port Tudy ? Des feux dans du verre, encagés, électriques, automatiques. Du vert à bâbord, du rouge à tribord, comme partout, on passe entre les yeux vairons plantés sur les extrémités maçonnées, on tangue, on roule, on oublie le bras de mer des Coureaux qu'on a traversé, les courants, l'écume et les frimeurs sur leurs hors-bord qui bondissent dans le sillage du ferry pour épater leurs passagères. Des valises à roulettes qui poussent des touristes sur la rampe en béton, des taxis vert amande mal remplis qui grognent sur le quai parce que l'été commence trop tièdement, le premier contact n'a pas d'âme, juste des clichés. Un syndicat d'initiative verrouillé, une capitainerie en travaux, des cafés aux terrasses presque vides, lardées de parasols fermés comme des parapluies, j'ai failli repartir parce que mon père m'avait décrit tout ça sans négliger aucun détail. Je suis arrivée samedi matin, je repars dans une semaine. Je n'ai pas encore décidé quand je la verrai. Dans mon sac à dos, juste de quoi ne pas peser trop lourd sur mes pédales. Le vélo m'offre autant de combinaisons à essayer que le goudron : ça monte, ça descend, doucement, il n'y a pas de panneaux indicateurs, juste des mots peints en blanc sur le bitume rapiécé, dans les carrefours, et des flèches à demi effacées. Par exemple, «GDS Sables», pour désigner la seule plage convexe d'Europe qui se déplace tous les ans et survit malgré tout, comme la queue d'une comète dont le cœur serait l'île. « GDS » pour « Grands », et c'est vrai que les guides dithyrambiques incitent les chauvins à se contenter de cette plage scintillante, presque immaculée, plutôt que de s'envoler pour les Seychelles. J'ai remarqué et suivi, plus loin, « AJ », qui conduit à une impasse : « agis ! », remarquable injonction ! Mais « AJ », pour « Auberge de Jeunesse », au fond d'une impasse, ça ne m'a pas plu, d'autant plus que les places de camping, seules disponibles, occupaient un pan de terre nue, inclinée… Je n'ai pas pris de tente, je uploads/Voyage/ textes.pdf
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- Publié le Jui 13, 2021
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