L'INVITATION AU VOYAGE Acteurs, représentations, enjeux Romain Guicharrousse, N
L'INVITATION AU VOYAGE Acteurs, représentations, enjeux Romain Guicharrousse, Nicolas Siron Éditions de la Sorbonne | « Hypothèses » 2014/1 17 | pages 15 à 24 ISSN 1298-6216 ISBN 9782859448820 DOI 10.3917/hyp.131.0015 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2014-1-page-15.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de la Sorbonne. © Éditions de la Sorbonne. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Omniprésent aujourd’hui, il est devenu tout à fait banal, à tel point que tout est voyage. Du Voyage sur la Lune, rêvé par Georges Méliès et réalisé par Neil Armstrong, au Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, la destination importe peu. De même, quand le « voyage de noces » exprime un séjour agréable et désiré, Voyage au bout de la nuit de Céline ou Voyage au bout de l’enfer évoquent des situations peu enviables pour les personnages que sont Ferdinand Bardamu ou Michael Vronsky. Ces deux dernières références s’éloignent déjà du voyage comme mouvement dans l’espace, mais que dire du voyage dans le temps développé largement par la science-fiction ? Au xxie siècle, on peut même faire des voyages « virtuels » sur internet ou partir en bad trip par procuration narcotique, deux types de voyage proches de l’immobilisme que s’imposait déjà, en 1794, Xavier de Maistre pour son Voyage autour de ma chambre. Le terme peut aller jusqu’à désigner métaphoriquement la vie dans son ensemble, à l’image des vers de Lamartine : 1. J. du Bellay, « Heureux qui comme Ulysse », Regrets, XXXI. 2. Même s’il nuance, dans ce même poème, cet élan aventurier en évoquant avec nos- talgie « [s]on petit village » et « la douceur angevine ». © Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 30/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.222.165.233) © Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 30/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.222.165.233) Romain Guicharrousse et Nicolas Siron 16 En avançant dans notre obscur voyage, Du doux passé l’horizon est plus beau ; En deux moitiés notre âme se partage, Et la meilleure appartient au tombeau3. La notion de voyage traduit une réalité plurielle, aux multiples facettes et aux contours flous. Comme l’écrivait saint Augustin pour définir le temps : « Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu’un pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus »4. Qu’est-ce alors que le voyage ? L’étymologie peut être un recours précieux pour en préciser les contours. Le terme « voyage » provient du latin viaticum5, qui dérive du mot via, route, et signifie par conséquent ce qui sert à faire la route, c’est-à-dire les provi- sions ou l’argent, à l’image du viatique. Le mot français témoigne dès lors du déplacement terrestre perçu dans une perspective utilitaire. Est-ce à dire que le voyage n’existe pas avant les Romains ? Si tous les chemins mènent à Rome, ce n’est pas le cas de tous les voyages. Dans le monde grec par exemple, plusieurs mots renvoient à ce terme. L ’ὁδοιπορία est proche du viaticum latin puisqu’elle est formée sur l’ὁδός (la route) et πείρω (l’expérience), et exprime donc littéralement « l’expérience de la route ». De même, la βάδισις, formée sur βαδίζω, signifie « aller par voie de terre » et s’oppose à la navigation sur mer incluse dans le verbe πλέω. Cette différenciation exprime l’importance des modes de transport pour se représenter le voyage dans l’Antiquité. Mais le substantif le plus utilisé est ἀποδημία, formé sur ἀπό, « loin de », et le sens premier de δῆμος, « territoire », qui signifie l’action de s’éloigner ou d’être éloigné de son pays et par suite le voyage à l’étranger. L’excursion dans le vocabulaire antique permet de rassembler les mul- tiples aspects du voyage en une définition. Tout d’abord, trois moments, distincts mais complémentaires, sont perceptibles : partir d’un endroit, faire le trajet et arriver dans un nouveau lieu6. L’ἀποδημία illustre l’importance du rapport au lieu qui est quitté. L’ὁδοιπορία grecque et le viaticum latin ramènent quant à eux au voyage en train de se faire, au chemin à parcourir, 3. A. de Lamartine, « Pensée des Morts », dans id., Harmonies poétiques et religieuses. II, 1, Stuttgart, 1830, vers 145-148. 4. Saint Augustin, Confessions. XI, 14, 17, L. Jerphagnon éd., Paris, 1998. 5. E. Littré, Dictionnaire de la langue française. IV : Q-Z, Paris, 1874, p. 2548. 6. Le retour n’est pas nécessaire. Ainsi Roger Brunet, quand il définit le voyage, parle d’un « déplacement, en principe avec retour », mais il concède finalement que « de nom- breux voyages sont d’ailleurs sans retour ». R. Brunet, Les Mots de la géographie. Diction- naire critique, Paris, 1993, p. 510-511 (1re éd. 1992). © Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 30/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.222.165.233) © Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 30/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.222.165.233) 17 L’invitation au voyage bien rendu dans le travel anglais. Enfin, les voyages virtuels ou temporels peuvent être nommés voyages, car ils correspondent à l’accès à un espace inconnu, à une destination nouvelle. Terme métonymique, le « voyage » peut être employé pour ne désigner qu’un de ces trois aspects. Au-delà de leur réalité effective, les voyages sont tout autant affaire de perception. Celle-ci concerne d’abord leur temporalité. Par exemple, le géo- graphe Yves Lacoste définit le voyage comme un « déplacement vers un lieu considéré comme assez éloigné »7, le point essentiel étant ici dans l’usage du participe passé « considéré ». Ainsi, les moyens de transport n’ont eu de cesse de raccourcir l’espace-temps et ceci de l’Antiquité jusqu’à nos jours, les xviiie et xixe siècles marquant toutefois un tournant décisif quant à leur efficacité. Un trajet qui pouvait être considéré comme un voyage précédemment ne l’est plus forcément aujourd’hui. Mais même cette accélération accrue est question de perception : les discours vantant la rapidité du voyage ne sont liés à la réalité qu’à travers le prisme de l’estimation des voyageurs et l’impression de vitesse fait aussi l’objet d’une construction8. La dimension ressentie des voyages s’appréhende aussi à travers l’appré- ciation qui en est faite. Par exemple, la célèbre critique de Claude Lévi- Strauss, « Je hais les voyages et les explorateurs », dénonce la banalisation des voyages à son époque. L’ethnologue poursuit : « Je voudrais avoir vécu au temps des vrais voyages, quand s’offrait dans toute sa splendeur un spec- tacle non encore gâché, contaminé et maudit. »9 En sociologue, Jean-Didier Urbain analyse cette dévalorisation contemporaine par le développement du tourisme de masse, dont la vision dépréciative s’est construite en oppo- sition avec la vision méliorative du voyage10. En effet jusqu’au milieu du xxe siècle, le voyage engendre un discours fortement positif, lié à l’exotisme et à la découverte qu’il suggère. L’invitation de Baudelaire est « au voyage », et non « au déplacement », « au trajet » ou « au transport ». L’idée même de voyage véhicule une séduction particulière. 7. Y. Lacoste, De la géopolitique aux paysages. Dictionnaire de géographie, Paris, 2003, p. 410. 8. Pour la France, cette élaboration est étudiée dans C. Studeny, L’Invention de la vitesse. France, xviiie-xxe siècle, Paris, 1995. 9. C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, 1955, p. 9 et p. 42. 10. Il rejette l’idée que « le touriste est un faux voyageur » (J.-D. Urbain, Le Voyage était presque parfait : essai sur les voyages ratés, Paris, 2008) ; voir aussi id., L’Idiot du voyage. Histoire de touristes, Paris, 1993 : « Amateur de pacotilles, le touriste dont il faut se démarquer est lui-même un voyageur de pacotille. Son voyage est une contrefaçon du voyage » (p. 201). © Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 30/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.222.165.233) © Éditions de la Sorbonne | Téléchargé le 30/12/2022 sur www.cairn.info (IP: 185.222.165.233) Romain Guicharrousse et Nicolas Siron 18 Le voyage, objet polysémique, est par conséquent un trajet qui s’ancre dans un espace vécu par le voyageur, qui l’appréhende uploads/Voyage/ hyp-131-0015 1 .pdf
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- Publié le Sep 02, 2022
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