© Éditions Robert Laffont, S.A.S., Paris, 2018 En couverture : © Heritage Image

© Éditions Robert Laffont, S.A.S., Paris, 2018 En couverture : © Heritage Images/Getty Images EAN 978-2-221-22205-8 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. Suivez toute l’actualité des Éditions Robert Laffont sur www.laffont.fr C’est la raison qui rend fou, pas l’imagination. Les mathématiciens et les joueurs d’échecs sombrent dans la folie, pas les poètes. Le danger est dans la logique. G. K. CHESTERTON Introduction Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cœur, comme une onde rafraîchissante. LAUTRÉAMONT, Les Chants de Maldoror, II, 10 J’étais alors en proie à la mathématique. […] / On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux ; / On me faisait de force ingurgiter l’algèbre… Victor HUGO, Les Contemplations « Je ne comprends rien aux mathématiques »… « C’est un monde qui m’est étranger »… « Je ne sais pas résoudre la plus simple des équations »… Chaque fois que j’entends ces phrases, je me dis que la personne qui les prononce n’a pas eu, au moment crucial, le professeur qu’il lui fallait, celui qui l’aurait prise par la main et l’aurait conduite au jardin d’Éden. J’ai eu cette chance, je l’ai même eue plusieurs fois et c’est donc par plusieurs portes que j’ai accédé à ce monde enchanté, élégant et d’une infinie richesse… Je me souviens… 1 La question de M. D. Je me souviens en particulier d’un professeur du lycée Lyautey de Casablanca, M. D., qui nous initia à l’aspect ludique des mathématiques. Il nous parla, par exemple, des « sept ponts de Königsberg » et il les dessina au tableau noir : « Cette ville lointaine, appelée aujourd’hui Kaliningrad, est construite autour de deux îles situées sur la rivière Pregel et reliées entre elles par un pont. Six autres ponts relient les rives de la rivière à l’une ou l’autre des deux îles. Est-il possible de faire une promenade dans les rues de Königsberg en partant d’un point de départ quelconque, de passer une seule fois par chaque pont et de revenir à son point de départ ? » Nous nous prîmes au jeu mais il fallut bientôt nous rendre à l’évidence : en dépit des rames de papier noirci furieusement et des mines de crayon cassées, il était impossible de dessiner cette satanée promenade ! Ce fut l’occasion pour notre professeur de nous parler de Leonhard Euler, cet illustre mathématicien qui s’était attaqué au problème et l’avait partiellement résolu en 1736. Et surtout, il nous expliqua que ce petit casse-tête était à l’origine de deux branches des mathématiques : la topologie et la théorie des graphes. (Aucune des deux n’était au programme mais M. D. ne s’arrêtait pas à ces détails). Il nous en montra la formalisation sous forme de points et d’arêtes. Un autre jour, il sortit une pièce de sa poche et commença à tirer à pile ou face en notant au tableau les résultats. Un quart d’heure plus tard, nous avions compris la « loi faible des grands nombres »… Eh bien, c’est ce professeur bien avisé qui nous dit un jour, l’air rêveur : — C’est étonnant, la plupart des grands mathématiciens étaient un peu fous… ou carrément fous à lier. Bien qu’étant alors d’une timidité maladive, je ne pus m’empêcher de crier : — Pourquoi ? Oui, je l’avais crié, pas demandé… Surpris, M. D. fronça les sourcils. — Pourquoi, pourquoi… Vous en avez de bonnes, vous… On n’en sait rien, au fond ! Puis un sourire que je ne peux m’empêcher de qualifier de sardonique avait éclairé son visage. — Eh bien, vous nous l’expliquerez un jour, mon jeune ami. Nous comptons sur vous. Ne nous décevez pas ! Je rougis profondément et baissai la tête, sous les quolibets de mes condisciples. Je n’ai jamais oublié cette scène. Au cours des décennies qui suivirent, je fis beaucoup de mathématiques (avec une prédilection pour la topologie), mais ce qui m’intéressait le plus, c’était les mathématiciens eux-mêmes, les Fermat, les Abel, les Riemann… À ma grande déception, je m’aperçus que beaucoup n’étaient pas « fous » – Descartes, Gauss ou Poincaré m’apparaissaient comme des modèles de pondération et d’équilibre. Le grand Euler était l’exemple même de la sérénité. Calviniste, il réunissait chaque soir sa famille et lui lisait un chapitre de la Bible, puis le commentait. Mais il ne versa jamais dans le mysticisme. David Hilbert mena une vie calme et bien réglée. Puis, de temps en temps, je tombais sur un excentrique, un hurluberlu ou, carrément, un aliéné mental, et le défi de M. D. se posait de nouveau… Mais comment s’expliquer ces cas, disparates, que ne semble lier que « la folie », ce concept si vague ? Oui, que penser du génial Alexandre Grothendieck (1928-2014), un des plus grands « matheux » du XX e siècle, qui quitta un jour une carrière prestigieuse à Paris pour aller s’enterrer dans un village de l’Ariège, où il vécut en ermite jusqu’à sa mort, refusant de voir qui que ce soit ? Comment comprendre l’attitude de Grigori Perelman qui, ayant résolu la « conjecture de Poincaré », refusa le million de dollars qui était promis à qui accomplirait l’exploit ? Comment interpréter la phrase la plus énigmatique qu’on lui ait attribuée (quelque chose comme : « Je sais comment diriger l’Univers ») ? Comment « expliquer » Paul Erdős, ce Hongrois errant qui passa sa vie à voyager, une petite valise à la main, passant d’un pays à l’autre, logeant chez ses collègues, enfoui dans ses calculs dix-huit heures par jour ? Cela valait-il de renoncer à une vie de famille et à toute possession ? Et John Nash, qui voyait – littéralement – des fantômes, qui n’arrivait pas à bien distinguer ce monde qui est le nôtre de celui qui n’existait que dans sa tête ? Et pourtant, cette hallucination quotidienne ne l’empêcha pas d’obtenir le prix Nobel d’économie en 1994 et le très prestigieux prix Abel de mathématiques en 2015 (un doublé unique dans l’histoire). Comment percer ce mystère ? Et Kurt Gödel ? Comment approcher cet homme énigmatique, auteur du théorème le plus profond et le plus troublant de la logique, qui voyait lui aussi des fantômes (mais dans un autre sens que Nash) et qui mourut d’inanition parce qu’il se nourrissait à peine, tant il craignait d’être empoisonné ? Certes, je l’ai dit, des mathématiciens, et des plus grands, menèrent des vies parfaitement réglées et ne souffrirent jamais de la moindre bouffée délirante, mais il suffit d’évoquer leurs noms pour voir surgir, en regard, d’autres noms, ceux de contemporains dont le moins qu’on puisse dire est que leur santé mentale était fragile. Ainsi, face au prudent Descartes il y eut Pascal, authentique enfant prodige, inventeur de la calculatrice et de la presse hydraulique, qui abandonna les mathématiques après sa fameuse « nuit de feu » – la voilà, la bouffée délirante – pour se consacrer entièrement à la religion. Aujourd’hui on l’appellerait « fondamentaliste », « fou de Dieu »… Parfois la folie prend des formes douces, presque attendrissantes. C’est Michel Chasles, brillant mathématicien, membre de l’Académie des sciences, infaillible dès qu’il s’agissait d’équations mais d’une naïveté confondante dans la vie de tous les jours : un faussaire, un certain Vrain-Lucas, réussit à lui vendre à prix d’or de prétendues lettres d’Alexandre le Grand à Aristote, de Jules César à Vercingétorix, du même César à Cléopâtre, toutes rédigées en vieux français… (On imagine avec délectation un « Ma mie, comment vous portez-vous céans ? », couché sur papyrus et signé de la main du conquérant de la Gaule.) Le juge qui traita l’affaire n’en revenait pas, Chasles était tout de même polytechnicien… La folie peut devenir furieuse. On se souvient de Ted Kaczynski, surnommé « Unabomber », ce mathématicien, militant écologiste (comme Grothendieck) et… terroriste américain qui fit l’objet de la chasse à l’homme la plus coûteuse de l’histoire du FBI. Enfant surdoué, il entra à Harvard à seize ans et démontra un important théorème d’algèbre à vingt-trois ans. Après une courte carrière de professeur de mathématiques, il décide de se retirer dans la nature puis se mit à envoyer des colis piégés à diverses personnes représentatives, selon lui, de la « société technologique ». Il fit en dix-huit ans trois morts et vingt-trois blessés, avant d’être arrêté. Dans le cas de Kaczynski comme dans celui de Gödel, il est difficile de faire la part du rationnel et du dément. Pour justifier son « terrorisme », il s’appuya sur deux thèses : 1) le prétendu « progrès technique » nous conduit à un désastre inéluctable ; 2) seul l’effondrement de la civilisation moderne peut empêcher le désastre. Qu’on le veuille ou non, les deux propositions ne sont pas saugrenues… Et puis il y a Cantor, le père de la théorie des ensembles, l’homme qui révolutionna les mathématiques mais qui souffrit toute sa vie d’accès de dépression et mourut à l’asile psychiatrique. Tout comme Gödel, mais avant lui, uploads/s1/ dieu-les-mathematiques-la-fol-fouad-laroui-pdf.pdf

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  • Publié le Nov 24, 2022
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