Véronèse : noces et banquets (Marie Viallon-Schoneveld) Poiche quella, che’l fa

Véronèse : noces et banquets (Marie Viallon-Schoneveld) Poiche quella, che’l fa, rimira & vede, Ch’anco al finto da se credenza presta Tanta : vivi color s’acquistan fede. don Benedetto Guidi 1 La seconde moitié du XVIe siècle n’a pas la légèreté et l’enthousiasme de la première qui a pourtant connu les guerres. Le traité de Cateau Cambrésis (1559) enregistre la rigoureuse mainmise espagnole sur les territoires italiens et surtout sur les mentalités ; le concile de Trente (1542-1563) normalise la vie spirituelle ; le déclin économique contraint la société à un certain repli sur elle-même. Dans ce contexte de grisaille, la Sérénissime République de Venise qui a largement perdu son pouvoir de Dominante pourrait cependant être qualifiée de Resplendissante. Les exemples de cette splendeur sont innombrables et nous nous arrêterons sur un peintre : Paolo Caliari (1528-1588) né à Vérone, d’où son surnom de Véronèse. Ses œuvres honorent le palais ducal, ses retables ornent les plus riches églises, ses fresques habitent la villa Maser et ses vastes peintures de repas sont d’excellentes mises en scène des noces et banquets2. 1 Poème publié en 1565 par un moine du couvent de S. Giorgio Maggiore à propos des Noces de Cana de Véronèse. 2 L’œuvre peint de Véronèse compte huit chefs d’œuvre de ce type dont l’attribution est incontestable : — La Sainte Cène à Emmaüs (290x448) de 1559 autrefois dans la collection du cardinal de Richelieu et maintenant au Louvre. Il en a existé une copie d’atelier autrefois conservée à Dresde. — La Sainte Cène chez Simon (315X451) peinte en 1560 pour le réfectoire des Bénédictins de Vérone et maintenant à la Galleria Sabauda de Turin. — Les Noces de Cana (669x990) exécutées entre le 6 juin 1562 et le 6 octobre 1563 pour le réfectoire de Bénédictins de S. Giorgio Maggiore à Venise, elles ont fait partie des saisies napoléoniennes et sont désormais conservées au Louvre. — Le Repas chez Simon (275x710) peint en 1570 pour le réfectoire du couvent S. Sébastien à Venise et conservé depuis 1817 à la pinacothèque Brera de Milan. — Le Banquet de S. Grégoire le Grand (477x862) peint en 1572 pour les religieux du sanctuaire du Mont Berico à Vicence, découpé en 1848 par des soldats autrichiens en trente-deux morceaux qui ont été récupérés et réunis dix ans plus tard. — Le Repas chez Simon (454x274) peint vers 1573 pour le réfectoire des Servites et acheté par la Sérénissime qui en fit cadeau à Louis XIV en 1664 et, depuis, conservé au Louvre. — Le Repas chez Levi (555x1280) peint en 1573 pour le couvent Zanipolo des Dominicains de Venise pour remplacer une Sainte Cène du Titien détruite dans un incendie. Saisi en Napoléon en 1797, il a été restitué en 1815 et est toujours conservé à l’Accademia de Venise. Ce tableau a valu à Véronèse une comparution sans suite devant le tribunal de l’Inquisition en juillet 1573. — Les Noces de Cana (370x970) peintes en 1580 pour les hal-00158860, version 1 - 29 Jun 2007 Manuscrit auteur, publié dans "N/P" Pour rendre le luxe et l’abondance qui sont alors de mise dans les festins vénitiens, il fallait nécessairement des toiles de très grandes dimensions donc très onéreuses. En conséquence, l’unique possibilité réside dans les commandes religieuses qui favorisent les deux thèmes de la Sainte Cène et des Noces de Cana pour la décoration des réfectoires monastiques. Notre propos est, ici, de présenter une double lecture des Noces de Cana de Véronèse en examinant d’abord la fidélité du peintre au texte de l’Évangile selon Saint Jean (2,1-11), puis en prenant en considération la parfaite mise en scène et illustration des traités de l’art de la table en cours dans la Venise de cette époque3. Il nous apparaît en effet que cette peinture est un hymne religieux à l’eucharistie qui revêt les apparences d’un somptueux banquet de noces ; dès lors, rien ne sera assez magnifique, rien ne sera assez splendide, rien ne sera assez prodigieux pour respecter le decorum. On a parfois reproché à Véronèse d’avoir donné une traduction profane d’un sujet évangélique4 mais, dans la mentalité vénitienne du XVIe siècle et donc dans l’esprit du peintre, les beautés du monde créés ici-bas sont le reflet du monde divin. Il convient de rappeler que les commanditaires du tableau sont l’abbé, le prieur et le cellérier du couvent S. Giorgio Maggiore de la Congrégation cassinese. Cette congrégation participa, sous la houlette du cardinal Gasparo Contarini et avec les membres de la commission De emendenda ecclesia à la tentative de réforme de l’Église Romaine pendant le règne du pape Paul III. L’abbé Girolamo Scrochetto lui-même avait participé aux premières sessions du concile de Trente et la congrégation partageait l’orientation particulière de la République de Venise en faveur d’une relative autonomie de l’Église vénitienne vis-à-vis de Rome. De ces circonstances découle une vision théologique du monde qui fait une large place au public, au politique, qui s’illustre dans les très nombreux portraits d’hommes et de femmes de l’époque5, tout en réservant à la représentation de la Vierge et du Christ des traits idéaux : religieuses du couvent S. Tommaso de Trévise. Elles ont été transportées à Milan sur saisie napoléonienne puis en 1926 au palais Montecitorio à Rome. 3 L’illustration jointe est une gravure de Matteo Viani qui est assez fidèle à l’original dans les détails, mais il a introduit un point de fuite unique pour tout de tableau d’où un angle de vue légèrement plus haut que chez Véronèse. Cette « correction » de la perspective a pour effet de privilégier la table et les activités qui se déroulent à la galerie supérieure. La critique fait mention d’une copie (huile sur toile, 148x244, situation inconnue) qui aurait également introduit cette modification : a-t-elle servi de modèle au graveur ? bibliothèque du Musée Correr de Venise, m.23427. 4 Remigio Marini, Veronese, Milano, Rizzoli, 1968, p. 105. 5 Les admirateurs contemporains du tableau ont laissé des témoignages qui nous permettent de voir dans l’époux un portrait de Francesco d’Avalos, marquis de Pescara (1489-1525), dans la mariée le visage de la reine Claude de France (1499-1524), épouse du roi François 1er (1494-1547) hal-00158860, version 1 - 29 Jun 2007 Rien ne vient mieux témoigner de la nature inséparable du sacré et du profane que le fait que le spectateur peut lire l’événement comme une action à la fois historique et contemporaine6. Le vénitien Marco Boschini (1613-1678) a fort bien compris cette démarche quand il a écrit en 1674 que Véronèse, pénétrant le surnaturel, avait inventé des formes si divines que l’esprit humain pouvait les apprécier7. Dans le contrat signé le 6 juin 1562 avec l’abbé Girolamo Scrochetto de Plaisance, Véronèse s’est engagé à peindre l’Histoire de la cène du miracle fait par le Christ à Cana en Galilée8 avec autant de personnages que pouvait en contenir le cadre —Véronèse peindra environ 130 personnages sans oublier toute une ménagerie ! — et sans épargner les couleurs les meilleures, y compris le très coûteux pigment d’outremer. L’iconographie du miracle Quel est le texte de Jean qui fait référence à propos de ces noces de Cana où le Christ réalisa son premier miracle, où le Christ donne le premier signe qui manifeste sa gloire et confirme les disciples dans leur foi ? Quels sont les éléments qui doivent impérativement apparaître dans l’image pour que le tableau soit conforme aux exigences de l’orthodoxie post-tridentine fraîchement décrétées ? Ou bien, à l’inverse, existe-t-il dans la représentation de Véronèse des éléments inopportuns voire inconvenants qui pourraient choquer et pervertir le message ? Cette orthodoxie est d’autant plus importante que ce miracle de Cana fonde le dogme de la transsubstantiation, le dogme de l’eucharistie où le vin se change en sang du Christ, ce dogme que le protestantisme a remis en cause et que le concile de Trente vient de redéfinir. Il s’agit d’un passage de l’évangile de Jean qui n’a pas de correspondant dans les trois évangiles synoptiques. Sans entrer ici dans la polémique de l’écriture du quatrième évangile, on sait que l’école johannique est d’essence platonicienne et donc favorise le concept de métamorphose de la matière : la métamorphose de l’eau en vin est l’allégorie de la métamorphose à venir du vin en sang. qui serait assis à ses côtés. Quant à l’épouse d’Avalos, Vittoria Colonna (1492-1547), elle aurait donné ses traits à la dame en bleu qui se cure les dents avec une fourchette. 6 Tracy E. Cooper, Un modo per la « riforma cattolica » ?, in Crisi e rinnovamenti nell’autunno del Rinascimento a Venezia, a cura di Vittore Branca, Firenze, Olschki, 1991, p. 290 : Nulla sta a testimoniare la inseparabile natura del sacro e del profano più della circostanza che l’osservatore possa leggere il fatto come azione storica e nello stesso tempo contemporanea. 7 Marco Boschini, Le ricche minere della pittura veneziana, Venezia, Francesco Nicolini, 1664 : O effetti maravigliosi, derivanti da quel sopra natural’ intelletto, che penetrando non solo nelle cose di questo mondo, si è inalzato sino alle uploads/s3/ 14-2003-viallon-veronese.pdf

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