A MORT L'ARTISTE " J'aurais voulu être un artiste Pour avoir le monde à refaire
A MORT L'ARTISTE " J'aurais voulu être un artiste Pour avoir le monde à refaire Pour pouvoir être un anarchiste Et vivre comme un millionnaire Et vivre comme un millionnaire J'aurais voulu être un artiste... Pour pouvoir dire pourquoi j'existe. " Le Blues du businessman Avertissement L'intention de ce texte est d'annoncer la mort prochaine d'une des figures symboliques de ce vieux monde marchand : l'artiste. * Si vous devez savoir qu'une telle annonce nous réjouit particulièrement, nous n'irons pas cependant jusqu'à rire de la mort de l'artiste - quand le rire dans ce siècle se réduit le plus souvent à n'être que l'expression de la résignation -, ce serait encore une façon détournée de sauver le moribond. Non plus nous ne nous permettrons de jouer sur les mots. Encourager la mort de l'artiste et participer à son enterrement est un jeu sérieux qui mérite que nous nous y attardions sans complaisance ni facilité. * Nous tenons également à préciser qu'aucune nostalgie ne guide notre propos. Et nous restons indifférents à toute forme de querelles strictement esthétiques - en particulier, celle éternelle opposant anciens et modernes qui sous-tend tout débat sur l'art et la culture et qui participe inévitablement au maintien de l'ordre des choses. * C'est bien à l'artiste que nous nous attaquons ici. La question de l'art, moins triviale, n'a que de manière anecdotique à voir avec la question posée par l'existence de l'artiste. N'importe qui dans ce monde du je-m'en-foutisme généralisé vous le confirmera. Préambule Pour les sept siècles qui viennent de s'écouler laborieusement, ce qu'on appelle l'histoire de l'art n'a été essentiellement que l'histoire de l'artiste. L'art s'est confondu dans l'illusion économique d'un monde immuable et sans fin, ne trouvant plus de signification ni d'intérêt que comme reflet de " l'esprit " de l'artiste. Or, sans ne vouloir froisser personne en particulier, il faut ici rappeler que cette individualité singulière que représente l'artiste est un mythe de la modernité : personnage unique et séparé, spécialisé et voué à son art " corps et âme ", se croyant de tout temps et de toute éternité. Les évolutions et les innovations esthétiques de ces derniers siècles doivent par conséquent être perçues, avant toute autre considération, comme un facteur de consolidation du mythe de l'artiste. Ce mythe réside dans l'idée de vocation qui, si elle n'est pas une caractéristique propre à l'artiste, fait spécifiquement de ce dernier un être spirituel idéalisé, accompli dans le monde capitaliste du règne de la marchandise et de l'accumulation illimitée. La vocation dans son sens mondain, a permis un rapport individuel de soumission au monde. C'est ce qui explique en partie la transformation de l'artisan en artiste, quand le travail artistique devient progressivement un devoir d'accomplissement (non plus seulement pour Dieu mais pour la société, pour l'homme) et un but en soi. Par conséquent, nous pouvons dire sans trembler que l'artiste est à la fois produit et agent du monde capitaliste et libéral. Son faux ennemi. Pourtant, ce renversement qui, du culte momentané voué à l'art bascule rapidement à partir du XVe siècle vers le culte de l'artiste, marque à la fois le triomphe et la dissolution inéluctable de cette figure moderne. L'artiste aura fini par se croire œuvre. Il ne se réduit aujourd'hui qu'à une idée, une belle idée immortelle qu'il se fait de lui, guettant la postérité d'un air faussement désintéressé. Condamné à ne vivre que dans la représentation, l'artiste se suffit désormais à lui-même. Il est son propre but qu'il poursuit sans fin, malgré toutes les justifications hasardeuses et souvent hors de propos qu'il avance pour se sauver du néant. En ne travaillant qu'à sa conservation, il participe, qu'il le veuille ou non, à la conservation de ce monde. L'artiste n'est pas une personne digne de confiance. Il est à l'image de la société marchande : une imposture. La vie d'artiste La construction de ce personnage prétentieux, narcissique, ridicule et parfois talentueux que représente l'artiste est relativement récente. On peut sans trop se tromper la faire commencer en Europe à la fin de l'époque féodale. Autour des XIIIe- XIVe siècles, une catégorie d'artisans - parmi laquelle on retrouve principalement des peintres enlumineurs, des sculpteurs et des architectes - tend à vouloir se démarquer et à se séparer des autres corporations d'artisans, considérant que leur activité manuelle mérite une attention particulière, supérieure. En Italie, certains déjà se distinguent par leur travail. Ils en viennent à s'enrichir et à "se faire un nom"1. C'est à partir de la Renaissance que les puissants accordent à quelques-uns de ces artisans de l'image une place d'exception. Ceux-ci se voient dès lors invités à la table des grands, prenant goût au luxe et rompant progressivement avec la populace. Leur ambition se précise en même temps que leur prestige s'accroît. Se dessinent à l'époque les prémices de l'individualité artistique. Aspirant à faire leur place aux côtés des arts dits " libéraux ", une minorité choisie de ces habiles techniciens s'érige progressivement en personnes d'esprit, se séparant progressivement des préoccupations et des intérêts du bas monde. Ceux qui se croient alors touchés par le génie artistique ont désormais la fâcheuse tendance à se prendre pour des demi- 1 Cf. l'exemple célèbre et emblématique de l'"embourgeoisement" du peintre italien Giotto. dieux2.Ils ne sont déjà plus des hommes comme les autres. La vie d'artiste peut commencer. * En Europe, jusqu'à la fin du Moyen Age, les plus doués de ces artisans étaient traditionnellement employés par les autorités religieuses et politiques. Or, dès le XIVe siècle, la haute bourgeoisie des riches marchands et banquiers, de plus en plus influente, dans une rivalité de prestige avec les princes et pour conforter son image, se met en tête d'aimer la peinture3, articipant ainsi à l'épanouissement de cette forme d'art jusque-là quelque peu méprisée. Dans son évolution complexe que nous simplifions ici avec la plus grande rigueur, cette figure moderne qu'est l'artiste doit évidemment beaucoup à l'Eglise catholique, de la Renaissance à la Contre-Réforme. Il est redevable à l'Etat monarchique de sa prestigieuse reconnaissance sociale, avec l'institutionnalisation au XVIIe siècle des académies, symboles de l'élitisme intellectuel. Mais l'accomplissement de sa vie d'artiste, il la doit surtout à la bourgeoisie et à l'Etat moderne qui resteront jusqu'à aujourd'hui ses principaux mécènes et clients. Si à la fin du XVIIIe siècle l'artiste ne se prend plus pour Dieu, il se conforte dans son sentiment d'être " hors du commun ", mettant en avant son Moi créateur séparé du réel et de ses basses besognes. " Artiste " devient un concept sacré qu'il est désormais suspect de remettre en question. Qu'il le veuille ou non, l'artiste incarne une forme particulière de l'individualisme libéral et bourgeois. C'est au XIXe siècle que cet idéaliste parvient à ses fins, non sans difficulté, en imposant l'idée de l'autonomie du champ artistique, achevant de faire de l'art une activité spécialisée n'ayant plus aucun lien avec la réalité. L'artiste s'illusionne d'être enfin un individu libre sous prétexte qu'il serait désormais libre de créer. L'autonomie de l'art fera croire à l'autonomie de l'artiste, quand la célèbre formule " l'art pour l'art " cache en réalité celle beaucoup plus concrète de " l'artiste pour l'artiste ". C'est pourquoi d'un titre honorifique, le nom de l'artiste pourra progressivement se transformer en une simple marque de fabrique. La vie d'artiste peut se finir. * La chute de l'ancien régime, avec les transformations économiques et sociales qui l'accompagnent, a évidemment eu un impact non négligeable sur les transformations du statut de l'artiste, c'est-à-dire sur la place que la société hiérarchisée nouvelle lui confère. Si la société bourgeoise entérine l'artiste comme figure élitiste inscrite et reconnue dans l'organisation sociale, la fin des ateliers et des corporations ainsi que l'augmentation incessante du nombre d'artistes amènent paradoxalement à fragiliser économiquement la place de l'artiste. Il devient de plus en plus difficile pour lui de trouver aide et mécénat. S'il parvient enfin à la reconnaissance et au prestige intellectuels, il fait mine de redécouvrir les lois de la survie. 2 Dès 1435, Alberti annonçait à l'aube de la Renaissance dans son traité De la peinture que l'artiste de génie, "peignant ou sculptant des êtres vivants, se distinguait comme un autre Dieu parmi les mortels [...]. Les artistes consommés, lorsqu'ils voient leurs oeuvres admirées, comprennent qu'ils sont presque égaux à un dieu". 3 A cette époque, la peinture (sur panneau puis sur toile) a pour ces bourgeois le meilleur rapport " qualité / prix " sur le marché. Les tapisseries, les œuvres d'orfèvrerie et les manuscrits sont restés le privilège de la Noblesse qui seule avait les moyens de se les payer. Pourtant, avec le triomphe de l'ordre bourgeois, les conditions nécessaires à la pseudo émancipation de l'artiste sont enfin réunies. La bourgeoisie offre à l'artiste l'illusion de son autonomie individuelle. Le libéralisme lui concède un terrain où il pourra dès lors en toute " liberté " se consacrer à l'expression de sa sensibilité, à l'affirmation de sa personnalité et, comble du bonheur, continuer à en faire son métier. L'artiste se croit enfin libre uploads/s3/ a-mort-l-artiste.pdf