Michael Turnheim ABSENCE D’ŒUVRE …combien la mort est présente dans l’œuvre par
Michael Turnheim ABSENCE D’ŒUVRE …combien la mort est présente dans l’œuvre par le jeu des dédoublements et des répétitions du langage.1 « La folie, c’est l’absence d’œuvre »2 - c’est à partir de cette formule bien connue de Foucault qu’on cherchera ici non seulement à reprendre la vieille question du rapport entre art et folie mais aussi à rappeler l’intérêt pour la clinique d’un certain moment de la philosophie française.3 « Absence d’œuvre » - affirmation qui peut surprendre4. Pourquoi refuser le statut d’œuvre aux créations des fous auxquelles on accorde – depuis un siècle environ - enfin l’intérêt qu’elles méritent? Examinons le contexte dans lequel cette phrase - que Foucault va par la suite souvent commenter lui-même - apparaît pour la première fois. Il s’agit de la réponse à une question : « Qu’est-ce donc que la folie, dans sa forme la plus générale, mais la plus concrète, pour qui récuse d’entrée de jeu toutes les prises sur elle du savoir ? » Il s’agirait donc de parler de la folie comme si le savoir (le savoir psychiatrique par exemple), produit de la séparation de raison et non-raison, n’existait pas. Tâche impossible dans la mesure où nous habitons toujours déjà cette raison. Malgré cette quasi-impossibilité, la formule en question (et, plus généralement, le texte de Foucault d’où elle provient) cherche à dire la folie comme si l’exclusion qui va la faire taire, n’existait pas encore ou était juste en train de se produire : « degré zéro de l’histoire de la folie »5. En disant que la folie est « rien d’autre, sans doute, que l’absence d’œuvre », on dirait donc, malgré ce qui lui est arrivé, ce qu’est la folie. Quand on dit ensuite, comme Foucault le fait, que la folie a été écartée du « grand œuvre de l’histoire du monde », on dit que l’absence d’œuvre qu’est la folie, ne devait pas participer à l’œuvre de l’histoire : « le grand œuvre de l’histoire du monde est ineffaçablement accompagné d’une absence d’œuvre qui se renouvelle à chaque instant, mais qui court inaltérée en son inévitable vide tout au long de l’histoire : et dès avant l’histoire, puisqu’elle est là déjà dans la décision primitive, et après elle encore, puisqu’elle triomphera dans le dernier mot prononcé par l’histoire. » Pas d’histoire sans exclusion de la folie, et aussi : pas d’histoire qui ne soit pas accompagnée de la présence silencieuse de ce qu’elle rejette. L’exclusion moderne de la folie à travers le savoir 1 Michel FOUCAULT, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1963, p.202 2 FOUCAULT, « Préface », in Dits et écrits, I, Paris, Gallimard, 1994, p.162. – Il s’agit de la préface à Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique (1961) qui ne figure dans son intégralité que dans l’édition originale. 3 Pour quelques affinités avec ce qui s’écrit à peu près au même moment en Allemagne, cf. infra les remarques en note sur Adorno. 4 Foucault lui-même dira plus tard sa formule de « phrase dite par moi un peu à l’aveugle » (Cf. Didier ERIBON, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989, p.137). 5 FOUCAULT, « Préface », op.cit., p.159 ID., ibid., p.163 Dans son commentaire du dicton foucaldien, Derrida (« Cogito et histoire de la folie », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p.83) propose un emploi plus général du terme d’« œuvre »: « Or l’œuvre commence avec le discours le plus élémentaire, avec la première articulation d’un sens, avec la phrase, avec la première amorce syntaxique d’un ‘comme tel’… La phrase est par essence normale. » Ce qui revient à dire que le discours comme tel repose sur l’exclusion de la folie et que cela vaut par conséquent aussi pour le cas où ce discours, comme chez Foucault, ne veut seulement décrire mais aussi prendre ses distances par rapport à cette exclusion. D’où la position particulière du travail de Foucault qui, selon Derrida, constitue un « puissant geste de 1 psychiatrique constituerait un pas supplémentaire ou une radicalisation au niveau de la séparation, et ceci dans la mesure où le dialogue folie-raison, jusque là existant, a été rompu. Pour essayer de comprendre ce que veut dire « absence d’œuvre », il faut maintenant préciser que la formule de Foucault ne vise pas seulement la folie mais aussi un certain aspect de la littérature contemporaine (c’est-à-dire du milieu du vingtième siècle). Autrement dit - il ne s’agit pas seulement du « grand œuvre de l’histoire du monde » auquel on oppose l’« absence d’œuvre » que serait la folie, mais d’explorer également la valeur de la distinction en question par rapport à des créations singulières. Car l’« absence d’œuvre » qui distingue depuis l’orée de l’histoire la folie, concernerait selon Foucault également certaines formes de la création contemporaine et plus particulièrement des œuvres littéraires. Ce qui revient à dire qu’au-delà de tout ce qui les sépare et au-delà de tous les préjugés qui ont pu se former à ce sujet, il existe quelque chose qui est commun à l’art et à la folie. Comment entendre cette absence ? Ici il ne s’agit plus de l’histoire « comme telle » mais d’un moment précis dans l’histoire. Foucault pense que l’idée courante selon laquelle un artiste « a » une œuvre qui lui « appartient » et dans laquelle il « s’exprime »6, constitue une formation historique tardive s’approchant, de plus, déjà de sa fin7 : l’époque où l’on a considéré l’unité harmonieuse de la vie et de l’œuvre comme idéal, appartiendrait au passé8. Dans ce sens, l’« absence d’œuvre », c’est-à-dire l’absence d’un produit supposé représenter celui qui l’a crée, caractérise la folie aussi bien qu’une certaine littérature. Indépendamment du fait qu’un auteur soit fou ou non, cette thèse établit un voisinage entre la folie et au moins une partie de la littérature et nous aide ainsi à sortir d’un cliché bien connu sur le rapport entre art et folie : celui de l’artiste toujours un peu fou et du fou toujours un peu artiste. Le terme d’« absence d’œuvre » soulève, bien entendu, la question de savoir par quoi se distinguent ces objets ou « œuvres » que produisent pourtant les artistes aussi bien que les fous. Quand il commence à parler de textes littéraires qui résistent à un certain idéal d’harmonie, Foucault se trouve sans doute sous l’influence de Maurice Blanchot9 qui écrit par exemple que « tout art tire son origine d’un défaut exceptionnel » et que « toute œuvre est la mise en œuvre de ce défaut d’origine »10. Si Blanchot parle par exemple à propos de Musil de la « profondeur de son échec » (ou, quelques lignes plus loin, d’« échec imposant »)11, on peut en conclure que le fait que L’homme sans qualités soit resté inachevé ne doit pas être considéré comme quelque chose de contingent – il y aurait eu impossibilité de principe d’achever le grand roman. Echec dans l’œuvre même plutôt qu’échec de l’artiste se reflétant protection et de renfermement » (ibid., 85). 6 ID., L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.35 7 On pourrait mettre en rapport l’« absence d’œuvre » caractérisant une certaine modernité avec ce que Hegel dit du « caractère dépassé (Vergangenheitscharakter) de l’art » (sur cet aspect de l’esthétique hégélienne, cf. mon L’autre dans le même, Paris, Editions du Champ lacanien, 2002, pp.47sq.). 8 Cf. Frédéric GROS, Magazine littéraire, Nr. 325, p.46 ; et FOUCAULT, « Le ‘non’ du père » (1962), Dits et écrits, I, op.cit., pp.189sq. 9 « A l’époque, je rêvais d’être Blanchot », aurait dit Foucault concernant les années cinquante (ERIBON, Michel Foucault, op.cit., p.79). 10 BLANCHOT, Le livre à venir, Paris, Gallimard (folio essais), 1959, p.148 11 ID., ibid., p.184 2 dans l’œuvre.12 Même si l’échec en question n’est pas qualifié par Blanchot d’« absence d’œuvre », ses considérations nous approchent de la question qui nous intéresse ici.13 Car ce que Foucault vise quand il parle de ces « œuvres » qui se distingueraient paradoxalement par une « absence d’œuvre », c’est une sorte d’impossibilité interne ou d’« abolition »14. Le point de départ d’une telle conception est l’affirmation d’une incompatibilité de principe entre langage et vie – dès qu’il y a langage, il n’y a plus que répétition, c’est-à-dire mort. « Le symbole, écrit Lacan, se manifeste d’abord comme meurtre de la chose ».15 Dans ce sens, la vie16 serait l’absolument autre d’un langage qui, par principe, ne pourrait que sécréter de l’identité. Devant un langage pouvant seulement véhiculer des cadavres, ne serait vivant que ce qui n’est pas touché par lui. Echec profond du parler comme tel. A partir de cet effet mortifère du langage et de l’échec qu’il implique, on peut cependant tenter d’établir une équation qui serait au moins en mesure de dire la vérité de ce lien entre le langage, le même et la mort. Si parler comme tel échoue devant la vie, l’œuvre doit au moins dire, par son propre effondrement (par ce qui la met uploads/s3/ absenced-x27-oeuvre 1 .pdf
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- Publié le Mai 23, 2021
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